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mardi 27 novembre 2012
Les mains de France, 2.
Après le Gigondas, je vous propose d’autres mains, œuvrant dans d’autres vignes, proposant d’autres vins, nées dans d’autres terroirs, mariant une autre histoire. Découvrons le Jura, aux confins de la France, de l’Empire, de la Lotharingie. Le Jura est un continent à lui seul, entre les Vosges et les Alpes, entre la France et la Suisse. Le Jura est un continent géologique avec, à l’Est, ses plis et sa structure en touches de piano et, à l’Ouest, ses plateaux, qui descendent plus doucement vers la Saône. Il y a le Jura plissé et le Jura tabulaire. Le Jura du sillon rhodanien, si proche de la Bourgogne, et le Jura montagneux, si proche des Alpes.
C’est peut être parce que c’est une des régions les plus froides de France, avec sa petite Sibérie, une des régions les plus pluvieuses aussi, la verdeur de son herbe en été en témoigne, que le Jura est aussi une des régions de France les plus gastronomiques, tout en étant assez discrètes. On y trouve du sel gemme, dans des villes qui doivent leur nom à cette matière, comme Lons-le-Saunier ou Salins-les-Bains. On y trouve la forêt, le travail des sapins, ses bois si recherchés, y compris dans des outils de haute précision. On y trouve bien sûr son fromage, le comté, et ses fruitières. On y trouve aussi sa charcuterie. Et pour accompagner tout cela, il faut de grands vins bien sûr ; et ces vins le Jura sait aussi les procurer.
Parmi la multitude des vignerons jurassiens, la justice me commandait de parler de Château d’Arlay, situé à Arlay à quelques kilomètres au nord de Lons-le-Saunier. C’est son exploitant actuel, Alain de Laguiche, qui m’a initié, avec des amis, à la complexité des vins jurassiens, et notamment du vin jaune. Pour cela il a fallu prendre du temps durant un salon des vins, il y a quelques années, pour expliquer à des étudiants forcément désargentés comment déguster ses produits. Le vin fut apprécié, mais la bourse plate des étudiants ne permit pas d’acheter le moindre flacon. En nous enseignant, le comte de Laguiche a fait preuve de vrai travail de vigneron : il a planté un goût, et a récolté au bout de quelques années. Nous sommes désormais des accros aux vins jurassiens, et aux vins d’Arlay en particulier.
Un peu d’histoire d’abord pour ce domaine d’exception. Depuis le IXe siècle il a toujours été dans les mains de la même famille, même si les branches de cousins ont pu le faire passer des aînés aux cadets. Au XVe siècle l’héritière de la principauté d’Orange épousa Jean III de Chalon-Arlay, la lignée prenant ainsi le titre de Prince d’Orange. Au XVIe siècle, par le jeu des héritages et des testaments, le domaine passe dans le giron de Guillaume de Nassau, dit Guillaume le Taciturne, stathouder de Hollande. Il est l’ancêtre à la fois de la famille royale d’Angleterre et de celle des Pays-Bas. La reine de Hollande est encore aujourd’hui Baron van Arlay. Après plus de dix siècles d’histoire le domaine est toujours resté dans les mains de la même famille, fait remarquable pour un bâtiment classé aux monuments historiques. C’est aussi cela les mains de France.
Ce vignoble jurassien des confins de la France et de l’Empire, ce vignoble terrien accroché à sa montagne granitique, sait aussi voyager. Comme de nombreux crus français ses vins s’exportent, en Europe, aux États-Unis, au Japon, en Russie. Preuve supplémentaire que dans le grand jeu de la mondialisation, c’est en restant soi-même, en développant sa typicité et sa culture, que l’on peut conquérir des marchés étrangers. Ce que les autres recherchent, c’est nous-mêmes, nullement un clone amoindri de l’uniformité internationale.
Passons aux vins. La plus ancienne mention du vignoble est du XIe siècle, ce qui correspond au développement moderne du vignoble jurassien, même si la vigne est présente en ces lieux depuis des temps beaucoup plus anciens. C’est aujourd’hui 21 hectares de vignes, 80 000 bouteilles par an, et cinq cépages dominants, qui sont les cinq cépages présents dans le Jura : pinot noir, trousseau et poulsard pour les rouges, chardonnay et savagnin pour les blancs.
Chardonnay et pinot noir viennent de la Bourgogne voisine ; c’est l’influence du puissant duché qui a tenté de dominer cette comté franche, contrôlée au moins de façon culturelle par ses cépages. Déjà une présence du pouvoir culturel.
Les autres cépages sont typiquement jurassiens. Eux seuls savent donner ces goûts rustiques et profonds propres aux rouges de poulsard et trousseau. Seul le savagnin procure ses arômes de noix et de rancio, son tannin charnel, aux blancs secs et au vin jaune, le trésor viticole de la région.
Il serait stupide de réduire la palette viticole jurassienne au vin jaune, et à son accord avec le comté ou le coq au vin. Le Jura est bien plus que cela. Et en même temps, il serait tout aussi stupide de s’en passer, au prétexte que c’est trop commun.
L’initiation au vin jaune, pour l’amateur, fait partie des grandes découvertes de la viticulture. C’est un vin unique, pétri dans sa propre histoire, aux méthodes de fabrication complexes et délicates. Le vin jaune reste le vin du temps, de la patience. Il lui faut six années en fût avant d’être mis en bouteille. Et dans ce clavelin de 62 cl, bouteille unique qui ne se trouve qu’en Jura, il peut reposer là des décennies avant d’être ouvert et de se laisser conquérir par les amateurs. Avec le porto, c’est un des vins qui peut vieillir le plus longtemps. Le vin jaune peut accompagner toute une vie d’homme. Il est un des rares vins qui peut être bu dans la vieillesse d’un homme, quand lui atteint l’apothéose de sa maturité. C’est un vin pour palais bien bâti, pour langue mûre et pour bouche affermie.
Parmi les autres perles du domaine, Château d’Arlay propose une cuvée Corail. C’est un type de vin qui se pratiquait beaucoup dans le Jura jusque dans les années 1950, mais qui a pratiquement disparu aujourd’hui. Le vin Corail est produit à partir de la macération de grappes issues des cinq cépages du domaine, aussi bien rouge que blanc, ce qui donne un produit fini légèrement rosé. Il est ensuite élevé trois ans en fût de chêne. C’est un vin curieux, car il se veut à la fois simple et facile, et en même temps son élaboration est complexe, et sa palette aromatique riche. Le château d’Arlay est un des rares domaines jurassien à produire encore ce type de vin. Sa rareté et sa typicité en font un peu l’équivalent jurassien du rosé des Riceys en Champagne : un vin confidentiel, méconnu, et qui provoque la joie des amateurs qui le dégustent.
Terminons notre balade dans le domaine d’Arlay et dans sa palette viticole par la mention des eaux-de-vie du domaine. La France a une véritable tradition des eaux-de-vie ; elles forment la richesse gustative du pays, chaque région a sa spécialité qui lui confère saveur et émotion. Cognac et armagnac bien sûr, calvados et poire williams, eau-de-vie d’Alsace, mirabelle de Lorraine, eau-de-vie de Franche Comté. Cette bibliothèque de fins produits est en train d’être brulée par manque d’amateurs. Si la France est aujourd’hui la première consommatrice mondiale de whisky, les eaux-de-vie sont délaissées. Plusieurs raisons peuvent être invoquées. Le fait que l’on ait l’habitude de les prendre en digestif, et que la mode du digestif soit passée. Le fait aussi que l’on ait produit beaucoup de mauvaises eaux-de-vie. Chaque famille qui possédait le droit de bouilleur de crue faisait la sienne, qui était souvent un tord-boyau infect. Cette médiocrité a disqualifié le produit. Pourtant, quand elles sont bien distillées, quelle finesse et quelle subtilité d’arôme. Il faut prendre l’habitude de les consommer en apéritif, avec de la glace pilée. Cela vaut bien tous les whiskies du monde. Château d’Arlay propose notamment un marc de raisin de vin de paille, qui évoque quelques arômes de ce vin puissant. C’est une belle manière d’achever une balade jurassienne, après avoir traversé des sapinières sombres, des lacs profonds et des paysages calmes et ténébreux.
En PJ vous trouverez la liste des propriétaires de Château d’Arlay, établie par Alain de Laguiche.
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