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samedi 27 avril 2013
Les mains ont d’abord taillé les pierres. Puis les mêmes mains ont taillé les vignes. Ce faisant, ces mains ont taillé l’histoire. En Ardèche, dans ce qui est encore les contreforts du Massif Central, la chartreuse de Valbonne se dresse, et avec elle l’ensemble de son héritage. En face d’elle, c’est le Rhône, et encore en face, les Alpilles. Pont Saint-Esprit assure le passage entre ces deux mondes, entre la Provence et l’Ardèche. C’est le sud, ce sont les Côtes du Rhône, avec autant de variétés que le Rhône peut en présenter, lui qui coule des Alpes jusqu’à la Méditerranée. La chartreuse a un air bourguignon, avec son toit de tuiles peintes, façon ville de Beaune et hospices bourguignons. L’histoire raconte que ce sont des moines bourguignons qui ont aidé leurs confrères à construire la toiture en leur faisant un don, à condition qu’ils en confient la construction à des intervenants de Bourgogne. La philanthropie ne se dépareille jamais des affaires.
La chartreuse a été fondée en 1203. La date est facile à retenir, elle figure sur les étiquettes des cuvées. C’est plus de huit cents ans d’histoire que nous pouvons boire. 800 ans, plus que beaucoup de pays dans le monde. Si le goût du vin peut être moderne et adapté aux goûts des consommateurs actuels, la façon de faire, les rites traditionnels s’ancrent dans une très longue histoire. Voilà de quoi mettre en accord les liens entre culture et commerce. Un ami, producteur de vins à Bandol, essaye de percer le marché chinois. Il a compris que pour cela il lui fallait faire l’historique de son appellation, et remonter le plus loin possible, car la transparence historique est un gage de ventes. Les Chinois, visiblement, sont attirés par ce qui est ancien, ce qui peut présenter des origines lointaines. Pour une civilisation plurimillénaire, cela peut se comprendre. Voilà un point sur lequel les Américains ne pourront pas nous concurrencer. Notre patrimoine culturel et historique est un des meilleurs atouts de notre développement économique. On aurait tort de s’en passer ou de l’ignorer. On aurait tort aussi de vouloir copier les autres, non pour s’en inspirer, mais pour faire des produits similaires. La similitude joue forcément en notre défaveur quand les autres savent faire mieux que nous. Vendre notre histoire, ce n’est pas brader nos châteaux ou nos abbayes pour les vendre à la découpe et remonter les pièces détachées au Japon. Ce n’est pas disperser un patrimoine qui part aux quatre vents, et qui disparaît de France. Vendre notre histoire, ce n’est pas non plus nous plonger dans le formol en essayant de conserver telles quelles, sans apporter aucune modification, nos traditions et nos cultures. Comme si nous devions vivre selon la mode XVIIe ou XVIII e siècle. Vendre notre histoire, c’est s’appuyer sur notre culture, sur l’attrait que celle-ci véhicule à travers le monde, pour en faire l’élément performatif de nos produits et de notre économie. Pour la chartreuse de Valbonne, la présence des moines, jusqu’à la Révolution, est un atout décisif en matière de marketing. Comme cela l’est aussi pour le Clos Vougeot.
Nous assistons peut-être à ce que l’on pourrait appeler une relocalisation culturelle et historique. Après avoir voulu bâtir un style international, qui est particulièrement visible dans l’architecture, les entreprises, et le monde économique en général, semblent comprendre que le business ne se développe pas forcément en hors-sol. L’activité économique est faite par des hommes. Et l’homme est un être de culture. Le patrimoine historique peut devenir un véritable atout, pas simplement folklorique ou touristique, mais comme preuve de la réussite et du développement de l’entreprise. Il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir se targuer de 800 ans d’histoire, comme la chartreuse de Valbonne, ou même de trois siècles, comme Wendel. Cette relocalisation culturelle est visible dans de nombreux secteurs économiques, comme PPR qui, le 18 juin prochain, s’appellera officiellement Kering. François Pinault a expliqué, lors de la présentation à la presse du changement de nom, qu’il voulait ancrer l’entreprise dans ses racines bretonnes, le fameux ker. Certes il y a le jeu de mots, en anglais, entre kering et care, mais il y a aussi la Bretagne, qui ainsi peut faire flotter sa culture à travers les rues huppées de la mode et du monde. L’appellation d’origine protégée devient une nouvelle valeur d’entreprise. L’affirmation de son identité n’est plus ni obsolète ni dérisoire, mais peut faire office de point fort. Comme dans un vin, comme ceux des Côtes du Rhône par exemple, on peut chercher la profondeur, le velouté du corps, la tenue en bouche, qu’indique sa densité culturelle et historique. C’est, appliquée à l’économie, le concept d’indigénisation défendu par Samuel Huntington. Cette réappropriation de sa culture, ce refus de se fondre dans une masse uniforme et équivalente, à travers le monde. Cela n’empêche pas de penser global, comme on doit dire dans le jargon ésotérique de l’entreprise, cela n’empêche pas d’avoir une vision mondiale, au contraire. Pour penser global, il faut penser différemment, c’est-à-dire être capable de se différencier des autres. La culture est le meilleur atout de la différenciation. Ce phénomène est-il passager ? Va-t-il être un des éléments moteurs des tendances économiques du futur ? L’histoire nous l’apprendra ; l’histoire qui en sera peut-être le moteur. Les mains, attachées à la tête, en sont toujours le principe.
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