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lundi 3 décembre 2012
Les moines, la vigne, le vin
En 2010, lorsque l’Unesco a classé le repas gastronomique français au patrimoine immatériel de l’humanité, nombreux sont les Français qui ont ressenti une légitime fierté. C’est qu’en France la gastronomie est un sujet d’État. Notre pays vibre pour la table, il vibre pour les plats apprêtés avec intelligence et succulence. La France se targue d’être le pays le plus gastronome et le plus culinairement développé. Le pays de Racine et de Jeanne d’Arc est aussi celui de Brillat-Savarin, de Carême, d’Escoffier et de Dom Pérignon. La France se place aussi parmi les cinq premières puissances économiques mondiales, notamment grâce à la vigueur de ses entreprises. Et qui sait que parmi les victoires économiques françaises figurent les exportations de vins et de spiritueux ? En 2010 celles-ci ont totalisé un chiffre d’affaire de 9.09 milliards d’euros, soit l’équivalent de 129 Airbus, de 288 TGV ou de 92 satellites. C’est le deuxième poste excédentaire français pour les exportations, derrière l’aéronautique mais devant les parfums, la cosmétique et la chimie. D’après une enquête de la Revue du Vin de France, le vin représente 558 000 emplois directs et indirects, et environ 800 000 emplois directs, indirects et induits. Le vin en France ne joue donc pas seulement un rôle culturel et anthropologique, mais il a aussi une place éminemment économique.
Voilà pour les constats. Mais cette place du vin dans la culture française, ce rôle de la gastronomie dans notre histoire, à quoi le devons-nous ? Qui a permis la naissance et l’essor de cette culture viticole –et culture ici doit être pris dans les deux sens du terme. Pourquoi la France est-elle ce pays béni du vin ? Cette situation nous la devons, pour une large part, au rôle joué par les moines.
Voyage de la vigne en France
La vigne est arrivée en Gaule par les Romains, après être née dans les montagnes du Caucase, en Arménie actuelle. C’est à Gaillac, dans le Tarn, que les archéologues ont découvert les plus anciennes traces de présence de la vigne en France. Elle s’est ensuite développée dans le Languedoc, qui portait à l’époque le nom de Narbonnaise, ainsi qu’en Provence.
Chez les Romains, la vigne est un symbole de civilisation et de haute tenue sociale. Tous les aristocrates possèdent des pieds de vigne dans leurs villas, et ils se piquent de la cultiver. Pline le Jeune est ainsi très fier de mettre la main à la charrue et de tailler et élaguer la vigne. Lorsque des convives viennent lui rendre visite il souhaite absolument leur faire boire du vin issu de sa production. Bien sûr ce vin se doit d’être bon, même s’il ne peut égaler le mythique Falerne. La vigne joue ainsi un rôle important dans la construction sociale de la romanité. Boire du vin, cultiver la vigne, c’est être romain. À condition de respecter la façon dont le vin doit être bu. Les Romains boivent le vin coupé d’eau, et bien souvent c’est d’ailleurs de l’eau de mer. Ce sont les Barbares qui boivent le vin pur, non coupé. Cette façon de boire le vin a perduré jusqu’au XIXe siècle. Quand Napoléon boit son chambertin coupé d’eau il ne fait que reprendre l’ancienne et antique distinction romaine.
L’imprégnation romaine a été si forte qu’elle a profondément marquée le christianisme. Rome a perduré grâce aux chrétiens, et les chrétiens ne seraient pas ce qu’ils sont si Rome n’avait pas existé. Lorsque l’Empire s’est dissout et modifié, à partir du IVe siècle, et lorsqu’il a donné naissance, dans sa partie ouest, aux royautés que nous connaissons ensuite, ce sont les hommes d’Église qui ont assuré la continuité et la permanence du pouvoir politique et culturel. Ce sont les évêques et les moines qui se sont emparés de la romanité. L’étude sociologique de ces personnes montre que ce sont tous des Romains issus des grandes familles de l’Empire, de l’aristocratie locale ou impériale. Ces évêques et pères abbés chrétiens ont été formés dans les meilleures écoles romaines. Leur forma mentis est certes donc complétée par le christianisme, mais le fond est totalement romain. Ce qui signifie que pour eux la vigne conserve la prédominance culturelle et sociale qu’elle avait sous l’Empire. À cela s’ajoute la nécessité d’avoir du vin pour célébrer la messe. Et comme le transport de cette boisson est difficile, les évêchés et les monastères vont produire eux-mêmes leur vin. Si bien que les monastères deviennent des centres majeurs de la viticulture européenne.
La vigne des monastères
Nécessité culturelle et sociale, nécessité religieuse, nécessité économique, car le vin revendu fournit une part conséquente du fonctionnement financier des monastères, chaque abbaye en Europe devient donc un pôle viticole majeur. Les moines assurent aussi la transmission des livres agricoles des Romains, reprenant et améliorant ainsi les techniques culturales que les Anciens avaient mises au point. C’est aux moines que l’on doit l’amélioration du pressoir, la mise en valeur des meilleurs crus et terroirs, l’arrêt du complantage, l’édification de murets, pour dépierrer les sols et protéger les vignes de l’assaut du bétail. L’apport agronomique de ces hommes de Dieu est considérable. Trois exemples fameux vont nos permettre d’illustrer ces propos.
Émilion et ses vignes
Le vignoble de Saint-Émilion est aujourd’hui un des plus renommés au monde. Ausone, château Cheval Blanc, château Angélus, La Mondotte, figurent parmi ses crus les plus renommés. Mais le nom du vignoble n’est pas fortuit, on le doit à un moine breton, Émilion, né à Vannes au VIIIe siècle, qui provoqua tant de miracles qu’il fut contraint de s’exiler de son monastère de Saintes à cause de l’afflux des pèlerins. Il se réfugia dans un domaine girondin, Combes, où il mourut en 767. Sur sa tombe fut édifié un monastère, ainsi qu’au XIIe siècle une superbe église taillée dans la falaise. Le village pris son nom et devint Saint-Émilion. Les grands vignobles actuels de l’appellation sont tous des anciennes terres du monastère. La région est d’ailleurs si belle et si mémorable que la jurande de Saint-Émilion fut classée au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO en 1999.
Le chapelet du Rhin est un fleuve de vin
Le vignoble rhénan doit sa renommé à deux grandes abbayes : Fulda et Eberbach. Fulda est située à environ 100 km au nord de Francfort. Elle fut créée au VIIIe siècle par saint Boniface, l’évangélisateur des Saxons. Quant à l’abbaye cistercienne d’Eberbach — qui est à l’Allemagne viticole ce que Cîteaux est à la France du vin — elle est située dans le Rheingau, au bord du Rhin. Au XIVe siècle c’était le plus grand domaine viticole et le plus célèbre d’Europe. Conformément au schéma d’expansion classique les abbayes ont besoin de vin, et donc pour cela multiplient les villages viticoles pour s’approvisionner. Leur progression est si grande qu’au cours du VIIIe siècle le nombre de villages viticoles passe de 40 à 400. C’est ainsi qu’apparaissent ce que les Allemands ont nommé les Winzerdorf, c’est-à-dire des villages viticoles entourés d’une enceinte, protégés et défendus par des tours et proches des voies de communication, que celles-ci soient des routes ou des voies d’eau. Riquewihr, en Alsace, est un des exemples les plus célèbres de ces Winzerdorf, avec ses ruelles étroites, ses maisons à colombages, sa tour de défense.
À partir du XVIIe siècle, les moines décident de créer des blancs secs, des vins que les autres vignobles ne peuvent pas produire, afin de se démarquer clairement d’eux et de développer leur propre marché. Le climat froid permet les vins blancs secs. Mais pour de tels vins les anciens cépages ne conviennent pas, il en faut un nouveau, c’est là que surgit le riesling.
De ce cépage on ne connaît ni ses origines, ni son histoire, peut-être est-il issu d’un croisement réalisé dans les abbayes. Mais, résistant au froid et murissant tard, c’est le seul cépage capable d’accumuler beaucoup de sucre tout en conservant une forte acidité, il convient donc parfaitement à la région du Rhin. C’est l’abbaye d’Eberbach, la fière et fidèle abbaye cistercienne, qui est la première à en planter et à le cultiver. L’imitant toutes les autres abbayes de la région adoptent le riesling, les autres domaines viticoles d’Allemagne faisant de même. Grâce à lui la vigne fait son grand retour sur les coteaux rhénans, un retour qui, après plusieurs siècles est devenu un succès, le riesling étant de nos jours, avec le chardonnay et le sauvignon, un des cépages blancs les plus appréciés dans le monde.
Le sublime Spätlese
Si Eberbach est le centre de l’éclosion du riesling, Fulda est celui de la naissance du Spätlese. L’histoire raconte qu’en 1775 les moines du Schloss Johannisberg, vignoble situé dans le Rheingau, à proximité de Mayence, attendirent comme chaque année l’autorisation de vendanger qui était donnée par le Père Abbé de l’abbaye de Fulda. Entre le Schloss Johannisberg et Fulda sept jours sont nécessaires pour que le messager rejoigne les deux lieux. Le responsable de Johannisberg informe donc l’abbé de Fulda, Konstantin von Buttlar, que les raisins sont mûrs et qu’il attend ses ordres pour commencer la vendange. Mais cette année là le coursier est retardé. À Johannisberg on voit donc avec anxiété tous les voisins commencer la vendange, puis la terminer, avant que le coursier n’arrive.
Lorsqu’enfin il rapporte la réponse positive de Fulda il est trop tard, les raisins ont pourri sur pied. C’est la consternation, le domaine ne peut se priver de récolte. On décide donc de vendanger malgré tout afin de sauver ce qui peut l’être encore. Au moment de la vinification les vignerons ont la surprise de découvrir que le vin est buvable et qu’il est même très bon, développant des arômes de miel, de noix et d’épices, sa teneur en sucre est exceptionnelle. Ils viennent de découvrir les vertus de la pourriture noble, qui donne ces vins liquoreux et concentrés. Ainsi est né le Spätlese ou vendange tardive, vin aux rendements nettement plus faibles mais au prix de vente beaucoup plus fort. Lorsqu’il découvre ce type de vin en 1788 le gouverneur de Mayence ordonne à chaque communauté monastique de vendanger avec des raisins surmûris et atteins de pourriture noble. Les moines s’exécutent, mais ils n’auront pas le temps de faire beaucoup de vendanges, trois ans plus tard ils sont emportés dans la tourmente révolutionnaire, comme leurs cousins de Cluny et de Cîteaux, comme tout le manteau de monastères qui couvre l’Europe, ils sont chassés de leur domaine par la fureur révolutionnaire.
Article paru dans le numéro de septembre de la revue de l’abbaye de Fleury.
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