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mercredi 20 novembre 2013
Reprenant l’émission de radio d’hier consacrée aux raisons de la déchristianisation, je publie un article assez long qui développe et approfondie les points abordés dans l’émission.
La réduction de la pratique religieuse en Europe et en France au cours du XXe siècle peut s’expliquer par cinq causes qui ont modifié à la fois les pratiques de vie et la perception portée par la population sur la foi chrétienne. Ces causes ne peuvent pas se classer par ordre de priorité, ou d’importance : chacune pouvant être corrélée aux autres ou indépendante. Selon les pays, et l’histoire propre de chaque peuple, leur importance peut varier.
Le terme de post-modernité, qui est souvent employé pour désigner l’époque actuelle, n’a pas véritablement de sens. En effet, toutes les époques sont post-modernes, dans le sens que toute époque est forcément plus moderne que celles qui l’ont précédée. C’est pourquoi, il vaut mieux parler d’époque actuelle ou d’époque contemporaine, ce qui révèle une tentative plus féconde de chercher à comprendre les choses nouvelles, c’est-à-dire ce que l’on vit aujourd’hui.
Deux penseurs ont particulièrement compris les ressorts intellectuels et moraux qui régissent l’époque actuelle, ce sont Alexis de Tocqueville et Jean Fourastié. Le premier pour comprendre l’évolution sociale de l’Europe, le deuxième pour comprendre son évolution économique. Lorsqu’Alexis de Tocqueville parle de la démocratie, il n’évoque pas un régime politique, mais une condition sociale. La démocratie, c’est le mouvement d’égalisation des conditions sociales, de naissance de l’individualisme et de dissolution des corps intermédiaires. Ce mouvement explique en partie la désaffection religieuse actuelle.
De même, l’historien de l’économie Jean Fourastié, à qui l’on doit l’expression trente glorieuses, a expliqué l’évolution économique et matérielle du monde développé depuis le milieu du XVIIIe siècle, comment les populations se sont considérablement enrichies grâce à l’accroissement de la productivité, et comment nous sommes passés d’une économie agricole à une économie tertiaire, en passant par une économie industrielle, qui sert de transition provisoire entre les deux états des conditions de travail. Là aussi, ces évolutions ont généré des changements de mentalité très importants.
Première cause de la désaffection du culte, la très nette amélioration des conditions de vie. Nous avons aujourd’hui du mal à prendre conscience de l’incroyable essor économique que l’Europe connaît depuis deux siècles. Une donnée la résume, celle de l’évolution du temps de travail nécessaire pour moissonner un are (100 m²) de blé.
En 1800, il faut une heure de travail, celui-ci s’effectuant avec une faucille.
En 1850, il faut 15 mn avec une faux.
En 1900, il faut 2 mn, grâce à l’invention de la faucheuse lieuse.
En 1950, il faut 35 secondes, en utilisant les toutes nouvelles moissonneuses batteuses.
Cette diminution du temps de travail, c’est-à-dire cette augmentation de la productivité, a permis deux choses : l’accroissement de la production, et la diminution des prix. Le pain, aliment de base de l’alimentation, et aliment rare et cher, soumis aux aléas climatiques jusque dans les années 1730, est aujourd’hui une denrée de base. Dans l’économie pré-industrielle, il n’y a pas de vie pour tout le monde, parce que la nourriture peut devenir très rare et très cher, parce que l’on sait très mal soigner des maladies aujourd’hui classées comme bénignes. Dans un monde où la mort est une norme, la superstition est un des rares refuges qui permet la vie. Au cours de l’époque contemporaine, l’Église n’a pas perdu les masses populaires, parce que l’Église ne les a jamais eues. Les textes et les témoignages qui nous sont parvenus, du IXe siècle au XIXe siècle, montrent des populations qui peuvent certes fréquenter le bâtiment église, ou l’institution Eglise, mais qui sont surtout mues par des mouvements superstitieux et des permanences païennes très fortes. Le culte des reliques, les invocations panthéistes à des hommes divinisés, l’assistance magique à la messe, témoignent d’une continuité des pratiques superstitieuses que l’Église n’a jamais vraiment réussi à éradiquer, et qu’elle a essayé de contrôler en l’intégrant et en les bornant à ses rites. Les critiques des philosophes des Lumières ou des penseurs positivistes envers les superstitions populaires ne sont pas toutes dénuées de fondement, de même que les attaques de Luther contre le culte des saints et des reliques, lorsque ceux-ci ont dévié vers des pratiques magiques. Leur erreur est d’avoir assimilé cela à la foi catholique, alors que ce sont surtout des marques de pratiques superstitieuses et païennes. Deux textes d’époques différentes permettent d’appréhender ce mouvement.
Le premier est un document d’un prêtre de Sennely, en Sologne, qui relate la vie de ses ouailles vers 1700. Il dit de ses paroissiens « qu’ils sont plus superstitieux que dévots » tant, s’ils sont fidèles à la religion catholique, ils se livrent à des pratiques magiques et superstitieuses que l’on a peine à croire lorsqu’on lit les textes. Ils pensent que faire sonner les cloches chasse les orages, qu’une personne mourante qui se tourne vers la ruelle du lit va en enfer, car c’est là que se cache le diable, qu’il ne faut pas tamiser la farine le jour de la saint Thomas, et beaucoup d’autres pratiques superstitieuses qui font dire à ce prêtre que ses paroissiens sont « des idolâtres baptisés ». À la même époque, Esprit Fléchier, un des grands prélats du Siècle de Louis XIV, réalise une enquête sur les pratiques magiques en Auvergne. Il mentionne des cas de magies noires et blanches, des usages d’animaux et d’objets qui sont clairement superstitieux et n’ont absolument rien de catholique. Entre les personnes ralliées au calvinisme, et la masse de la population dominée par la magie, les catholiques sont probablement aussi minoritaires au Grand Siècle qu’aujourd’hui.
L’autre document date de 1850. C’est la description faite par Charles Cocks dans son célèbre Bordeaux et ses vins, des superstitions des habitants des environs de Bordeaux. Quelques morceaux choisis en guise de florilège témoignent de la persistance des pratiques païennes : « Les campagnards sont très superstitieux ; ils croient aux revenants, au mal donné ou jeté, aux sortilèges. Les sorciers et les devins, qui sont encore très en crédit chez eux, sont appelés et consultés dans les cas d’accidents ou de maladies. » Et plus loin : « A Saint-Emilion avait lieu le culte de saint Valéry, que les habitants croyaient être le fils de la Vierge, et qui se tenait dans la chapelle qui lui est consacrée ».
L’Église n’a jamais réussi à éliminer magies et superstitions, tout au plus a-t-elle pu les encadrer et leur donner un léger vernis chrétien. Ce que le regard moderne prend à tort pour des pratiques religieuses dans les siècles antérieurs sont surtout des pratiques superstitieuses. Ce n’est pas la foi catholique qui a été déracinée, ce sont les pratiques magiques. L’amélioration technique, matérielle, sanitaire, a rendu la pratique superstitieuse inutile. Avec les progrès de la médecine, il n’est plus nécessaire de rendre un culte aux reliques ou d’aller prier les saints, aller chez le médecin est beaucoup plus efficace. Devins et sorciers, culte des sources et peur des revenants ont été chassés par le progrès scientifique.
L’essor technique a considérablement amélioré les conditions de vie. Le bonheur semble alors accessible sur la terre elle-même. Nul besoin de chercher une vie meilleure dans l’au-delà, puisque la vie terrestre est déjà très bonne. Comme la superstition a été mêlée à tort à la religion, certains en ont conclu que la religion s’opposait à l’essor technique, donc à la libération des hommes.
En réaction inversée, des catholiques ont pu prendre peur des évolutions matérielles et techniques, voyant en elles des éléments destructeurs du passé et de l’ordre ancien. Faisant la même erreur que leurs ennemis, ils ont pensé que la science s’opposait à la foi, et qu’il fallait donc limiter la science pour préserver la foi, quand le camp adversaire estimait lui qu’il était nécessaire de limiter la foi pour sauver la science.
Autre corolaire du progrès technique, l’état sacerdotal n’est plus gage d’ascension sociale. Longtemps, intégrer un monastère ou un séminaire était l’assurance d’avoir une éducation, un gîte et un couvert. Nombreux sont ceux qui ont pu revêtir l’état sacerdotal pour des motifs guère surnaturels, ce qui a par ailleurs engendré un problème de prêtres mal formés ou qui n’avaient pas cette vocation. Avec l’amélioration des conditions de vie, l’état monastique ou sacerdotal n’est plus facteur de progrès social, mais de régression. Lorsque le gouvernement de la IIIe République a obligé les séminaristes à effectuer le service militaire, il s’en est suivi de façon quasi immédiate une perte de nombreux séminaristes, qui avaient trouvé là un motif d’échapper à la conscription.
A suivre.
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