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dimanche 13 mars 2016
Chronique gastronomique
Les petits gâteaux comptent souvent pour peu dans l’histoire de la gastronomie : on ne les estime pas assez dignes de se mouvoir sur les tables, alors même qu’ils racontent des histoires majeures de découvertes, d’innovations et d’échanges. Les ingrédients qui les composent sont aujourd’hui considérés comme banals, alors qu’ils ont longtemps été luxueux : beurre, sucre, farine, et leurs arômes : café, orange, épices d’Orient. Chaque gâteau est une histoire économique, culturelle, technologique. Pensons à la maîtrise du biscuit, à la fabrication des emballages, à la mécanisation de la production. Pensons aussi aux marchés et aux lieux de rencontre que la fabrication des biscuits suppose. Si Marcel Proust a magnifié la madeleine en lui offrant l’onction du sacre littéraire, les innombrables autres biscuits sont jetés dans les abîmes du déni.
Les gens du Nord connaissent bien le spéculoos, que l’on trouve dans la vaste zone des Flandres. Les linguistes se disputent pour établir l’origine de son nom : soit le terme species pour parler des épices, soit spéculateur qui désignait l’évêque. Les premiers spéculoos ont en effet la forme de saint Nicolas et sont dégustés le 6 décembre pour le jour de sa fête. Saint Nicolas s’impose comme le grand saint du Nord et de l’Est de la France, encore largement fêté en Alsace et en Lorraine. On trouve désormais le même biscuit, mais avec des formes animales, ou bien rectangulaires, accompagnant le café.
Un gâteau de voyage
Les épices du biscuit proviennent d’Asie : noix de muscade, cannelle, gingembre, clous de girofle, cardamome. C’est le biscuit de l’ailleurs, de l’Est d’Eden. D’ailleurs nombreux sont les biscuits qui ont le goût du large : ceux de Nantes comme ceux de Provence. Le biscuit est le fruit des bateaux et des voyages au long cours. Rien de plus terrestre, apparemment, que le biscuit, et pourtant rien de plus iodé et de plus maritime. Dès le XVIe siècle, les grands ports du Nord étaient largement ouverts sur l’Asie et les Compagnies ont pu se charger d’épices aux Moluques et dans le Pacifique et déverser leurs cargaisons à Bruges et à Amsterdam. Face au prix exorbitant de ces produits de luxe, les pâtissiers ont eu l’heureuse idée de trouver le moyen d’offrir le goût des épices tout en en limitant la quantité usitée. Si le spéculoos offre aux papilles les saveurs de l’Orient, c’est à moindres frais pour les épices consommées. Le sucre lui-même vient de loin, en fait des origines. Ce n’est pas un sucre de betterave, mais un sucre roux, des Antilles ou du Brésil, nommé rapadura. Cela rappelle le temps des plantations, du commerce entre les Caraïbes et l’Europe, du temps où le sucre était plus précieux que le pétrole aujourd’hui. Intéressante histoire des matières premières et de leur évolution dans le temps.
Tremper un spéculoos dans le café devient un geste banal, quotidien même pour ceux qui s’offrent un petit noir tous les jours sur le zinc des bistrots. C’est la boisson du peuple qui, autrefois, était réservée à l’élite. Jusqu’aux années 1970, le peuple boit un canon et un pot de rouge, non un caoua. Les campagnes de répression de l’alcoolisme d’une part, la baisse du prix du café d’autre part ont inversé les tendances culinaires.
Le café est une plante originaire du Yémen, aujourd’hui le Vietnam en est un des plus gros producteurs du monde. Le sucre de canne du Brésil, la cannelle du Sri Lanka, la farine des plaines de la Beauce. Merveilleux mélanges des plantes, des essences d’arbres, des rencontres d’hommes et des voyages. Quoi de plus Parisien, semble-t-il, qu’un café et son spéculoos, alors que rien ne vient de Paris, mais que tout se rencontre dans la capitale, jusqu’aux Bougnats, aujourd’hui remplacés par des Chinois. La gastronomie est affaire de mélange, de syncrétisme, de rencontres et d’échanges. Et c’est tout cela qui forme l’identité d’une région et d’un peuple.
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