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samedi 19 avril 2014
La vigne et la Bible
« Je suis la vraie vigne, et mon père est le vigneron ».
Par ces propos, le Christ a défini l’assimilation quasi nuptiale entre Lui et la vigne, entre son sang et le vin. Deux mille ans après, sitôt élu par le collège cardinalice, le pape Benoît XVI a pu dire, face à la foule venue acclamer le nouveau pape : « Les cardinaux m’ont élu, moi, un simple et humble travailleur à la vigne du Seigneur. » Le fait que le pape se considère comme le vigneron de la vigne de Dieu témoigne de la forte imprégnation du symbole viticole dans le monde chrétien. Cette imprégnation nous la devons entre autre à l’omniprésence de la vigne dans le livre biblique.
Le mot vin apparaît 173 fois dans l’Ancien Testament, et la vigne 114. Dans le Nouveau Testament le vin est mentionné 41 fois et la vigne 32 fois. C’est Isaïe qui est le livre le plus viticole de la Bible, avec 19 occurrence du mot vin et 21 de la vigne. La tradition juive, et les Pères avec elle, a souvent vu une vigne derrière l’arbre de la connaissance du bien et du mal. L’identification à la pomme ne s’est faite que plus tard, par une confusion sémantique entre pomma, le fruit en latin, et malum, la pomme. La pomme n’est d’ailleurs arrivée en Occident qu’à l’époque des Grecs, donc bien après la rédaction de la Genèse.
C’est avec l’épisode de Noé que le vin fait son entrée dans l’histoire. Découvrant en même temps la joie du vin et le danger de l’ivresse, le patriarche a été le premier vigneron et le premier œnologue de l’histoire. Culturellement parlant la vigne est liée au monde sédentaire. Il faut se fixer pour la planter et la cultiver. C’est pourquoi la vigne est toujours attachée à la ville et c’est pourquoi également les nomades s’en sont toujours méfiés, d’où le rejet du vin chez les musulmans.
Abraham, par exemple, ne connaît pas le vin. Quand son invité mystérieux se présente chez lui il ne peut lui offrir que du lait. C’est Melchisédech, la figure du prêtre éternel, qui apporte le pain et le vin à Abraham. Le patriarche peut ainsi découvrir ces deux aliments fermentés. Dans cet épisode biblique les chrétiens peuvent désormais voir la préfiguration de l’eucharistie. On note ainsi que c’est Dieu qui offre le vin aux hommes et non pas les hommes à Dieu. Dans l’admirable échange du divin et de l’humain l’homme troque ses boissons frugales et archaïques contre le raffinement de la boisson divine, à savoir le vin. Dès l’origine le vin est un don de Dieu.
Moïse et Escol
Dans son périple de quarante années dans le désert, Moïse souhaite une preuve de l’arrivée dans la Terre promise, même s’il comprend qu’il ne pourra jamais y entrer. Les messagers qu’ils envoient, pour lui prouver que la terre vue est bien celle de Canaan rapportent une grappe de raisin gigantesque, la fameuse grappe d’Escol, si bien sculptée dans les stalles d’Amiens.
Cette grappe est la promesse divine enfin tenue. Oui, il valait la peine de souffrir dans le désert, de marcher quarante ans, il valait la peine car cette peine a permis au peuple de découvrir cette terre merveilleuse dont la taille de la grappe mesure la valeur des temps oniriques qui s’ouvrent devant eux. Encore une fois, Dieu a choisi une vigne comme marque de son alliance avec son peuple ; en attendant la vraie vigne, qui est en même temps le vrai vigneron.
Les promesses d’Isaïe
« Le jus de la vigne est en deuil, le cep languit ; tous ceux qui avaient la joie au cœur gémissent. Le son joyeux des tambourins a cessé, les fêtes bruyantes ont pris fin, le son joyeux de la harpe a cessé. On ne boit plus de vin au bruit des chansons ; la liqueur enivrante est amère au buveur. Elle est renversée, la ville de confusion ; toute maison est fermée, on ne peut y entrer. On pousse des clameurs dans les rues, faute de vin ! Toute allégresse a disparu, la joie est bannie de la terre » (Is 24, 7-11).
Ce cri de douleur d’Isaïe n’exprime pas la détresse d’un gastronome qui n’aurait pas accès à son outre de vin, mais la lamentation continue et répétée d’un peuple qui s’est détaché de la vigne, c’est-à-dire de Dieu, d’un peuple qui manque de vin, c’est-à-dire du Christ. À la lecture des textes bibliques précédents on comprend la signification mystagogique que revêt la vigne. Mais ce n’est plus désormais le vin de Melchisédech ou d’Escol qui est offert, c’est le vin qui est Dieu, ou Dieu qui se fait vin. Cette association assimilation du Christ et de la vigne n’allait pas de soi. Elle est le fruit d’une longue imprégnation viticole dans l’esprit et la culture des Hébreux. Jamais association n’aura été si explicite entre une boisson et Dieu. Pour les Grecs Dionysos pouvait être le dieu du vin, il n’était pas vin pour autant. Les Grecs pouvaient aussi commettre des libations et offrir des boissons fermentées aux dieux, ce n’était pas le dieu qu’ils offraient. La longue marche du peuple hébreu, faite d’alliances répétées et de trahisons, est en même temps une longue marche vers l’association de Dieu et du vin.
La transsubstantiation du vin
Il peut aujourd’hui nous paraître évident, voire même normal, que le Christ ait choisi du vin pour réaliser la transsubstantiation, pourtant cela ne va pas de soi. Il aurait pu tout aussi bien prendre de l’eau, symbole s’il en est de la vie. Il aurait pu choisir une autre boisson fermentée, comme de la cervoise, issue de la fermentation de céréales. Cette boisson était la plus consommée en Palestine. Alors pourquoi du vin ? Certes la couleur rouge évoque davantage le sang. Mais il est peu probable que ce soit du vin rouge qui ait servi au Christ le soir de la dernière Pâque. Les historiens ont pu montrer que le vin blanc était le vin le plus consommé en Palestine. Il s’agissait d’un vin sucré et presque liquoreux, comme on en trouve encore de nos jours. Le vin blanc était, et cela jusqu’au XVIIe siècle, le vin par excellence, car sa blancheur était un signe de qualité ; le vin rouge pouvant trop être trafiqué ou mélangé à d’autres produits.
Si le Christ a choisi le vin comme signe de son sang et élément de l’eucharistie, c’est à cause de la noblesse du vin et de la longue histoire entretenue depuis les origines ; depuis la Genèse. Ce jeudi saint, dans le cénacle, Jésus vient donc non seulement créer la messe et instituer l’eucharistie, mais il accomplit aussi la longue histoire de son peuple, partant de Noé et de la première vigne, passant par le cadeau fait à Abraham, l’ivresse de Lot, le chant d’amour du vin dans le Cantique des cantiques, et la plainte poétique d’Isaïe. Jésus accomplit ainsi l’histoire millénaire des Hébreux, et cette histoire il l’offre aux Grecs et aux Romains qui occupent la Palestine. Ce jeudi saint, dans le cénacle, se rencontrent, autour de la transsubstantiation, la judaïté profonde d’un peuple qui associe son histoire à la vigne, à l’hellénisme et à la romanité triomphante d’une culture toute imprégnée de Dionysos et de Bacchus. C’est autour de ce pampre sauvage de vitis vinifera que se noue et que se lie la naissance du christianisme, l’éclosion de notre civilisation, rencontre et fusion de ces trois traditions ou, comme l’ont dit tant d’historiens déjà par le passé, des trois grandes villes : Jérusalem, Athènes et Rome. Ce cep qui est le Christ et qui est l’Église est aussi le nouveau peuple de Dieu, qui regroupe en son sein le Grec et le Juif, pour créer l’homme nouveau, qui est le chrétien.
Toute l’histoire du christianisme, toute notre histoire donc, peut ainsi s’écrire autour du cep de vigne et du jus de la traille. C’est pourquoi le côté gouailleur, rabelaisien, bon vivant et bonhomme n’est jamais éloigné de la science la plus pure et la plus vaste. Frère Jean des Entommeurs côtoie Dom Mabillon dans un gai savoir que n’aurait pas renié Nietzsche.
Que le sacrifice du Christ se fasse à l’occasion d’un repas place l’art de la table à un haut niveau d’importance. Jésus qui parcourt les belles tables et les fines assiettes de Palestine : à Cana pour un mariage, à Béthanie chez son ami Lazare, est ce Christ qui prêche le jeûne et les mortifications mais qui ne fuit pas les plaisirs de bouche. Cela explique que le christianisme soit la seule religion qui n’ait aucun interdit alimentaire et que les pays de longue tradition catholique soient ceux où l’on mange le mieux. La figure du moine est donc non seulement liée à la vigne et à la naissance des grands crus mais aussi aux plaisirs de la table. Telle marque de fromage utilise ainsi l’image de moines pour illustrer sa réclame, et la littérature regorge de moines sympathiques qui oscillent entre la cellule et la table. Rabelais précédemment cité fait une belle alliance avec Daudet et son fameux élixir du Père Gauchet.
C’est que le Christ s’associe à la vigne mais aussi au vigneron. Voilà une vraie révolution. Dans le monde romain le travail manuel est un travail ignoble. Le negotium est banni au profit de l’otium. En se proclamant vigneron Jésus sanctifie le travail et indique aux hommes qu’ils peuvent se sanctifier par le travail, comme il la lui-même prêché par l’exemple dans l’atelier de Joseph. Prière et travail ne sont pas opposés et c’est pourquoi Saint Benoît peut synthétiser sa règle dans la formule orare et laborare. Désormais les moines qui relèvent de cette règle doivent consacrer des heures conséquentes à l’étude ou au travail manuel ; il devient donc possible de planter de la vigne et de produire du vin puisque c’est un moyen d’union à Dieu et de sanctification. Cette règle énoncée par saint Benoît est une des constantes de la théologie chrétienne, parfois oubliée parfois remise en lumière, avant que des saint comme Josémaria Escriva puis le concile Vatican II ne la mettent à l’honneur. Là aussi la vigne est le symbole de cette révolution de la croix. Elle est également le symbole de l’homme : par le travail, la taille, le rognage, le soin et le vieillissement nécessaire à l’élaboration d’un grand vin nous avons là l’image de la formation et de l’éducation de l’homme.
Article paru dans le numéro de septembre 2012 de la revue de l’abbaye de Fleury.
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