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lundi 15 février 2010
Première Partie de Parlare di vino.
Pour mon bonheur, j’ai eu une enfance heureuse. Une enfance faite de joies et de jeux, une enfance campagnarde et paysanne, à proximité de la ville. La demeure qu’habitaient alors mes parents est une de ces belles maisons de France, en pierres calcaires bien taillées, issues des carrières proches, une maison carrée, avec ses trois niveaux et ses longues rangées de fenêtres. Au début, de ma chambre, je pouvais voir le parc. En guise de parc, c’était un grand jardin dominé par des arbres et dont une importante partie avait été consacrée au potager. Un jardin plein de fleurs où il était interdit de pratiquer tous jeux de ballon. Puis, le temps venant, j’eus droit à une chambre avec vue sur la Seine. Peut-être parce que mon père, imaginant en moi des talents picturaux, voulait m’immerger dans le monde impressionniste du grand fleuve. Mais de talents je n’en acquis aucun, aucun paysage n’eût alors ma complaisance. Ce qui me plaisait, plaisir bien anodin et gratuit, c’était, lors des soirées d’automne, d’ouvrir en grand ma fenêtre de bois, et d’humer les senteurs du fleuve millénaires. Champignons blancs, truffes, feuilles humides, et sous-bois du matin, fraîches et versatiles odeurs d’après la pluie. J’appris, en regardant, en observant, que les nuages, les vents et les paysages ont une odeur. Et la Seine elle aussi se parfumait tantôt, et les arbres et les flots. Pas de mer à admirer souvent, pas de vagues, pas de tempêtes et pas de dunes. Pas de Mont Blanc pour moi et puis tous ces sommets que chaque montagnard doit connaître sitôt. Pas de monts, de versants, rien à connaître ainsi, si ce n’est, encore là, ma ville et ses quartiers. Une ville enchâssée en pleine campagne : en bas était la Seine, en haut était la plaine.
Ô plaine, vaste plaine, paysage insolite qui berça mon enfance. Ni Waterloo, ni Grunwald, mais plaine de Montesson. Cinq cents hectares de plaine composée de salades, de radis, de poireaux, de friches folles. Cinq cents hectares de plaine et, face à moi, l’arche de la Défense, rayonnante de lumière la nuit dans la pénombre ; cinq cents hectares de plaine et plus loin la grande tour et son phare tournoyant. Images du futur, vertige de la France. Demi-tour mon ami, jette un œil en arrière : regarde ce vignoble, c’est un clos oublié. Ici, par le passé, des vignerons nombreux sont venus travailler. La ville, l’immense et vaste ville, est venue dévorer les quelques prés carrés, et ce fameux vignoble, autrefois le plus grand, vaillant dépositaire du lustre d’Argenteuil, ayant nourri le peuple, les travailleurs, et les ouvriers, ce vignoble n’est plus, ce vignoble est défunt. Seul reste un clos, arraché de l’abîme, qu’entretiennent encore des gens passionnés. Contre le vent, contre la grêle, contre le temps qui leur manque, un groupe de vignerons nouveaux vient tailler, émonder, couper les feuilles et sulfater les ceps, vendanger les belles grappes et produire du vin. Il faut bien reconnaître que la boisson produite est loin d’être un grand cru, elle vaut surtout pour l’histoire qu’elle rappelle, mais, pour un vin, l’histoire, bien plus que le terroir, est vraiment primordiale. Avec le vin produit mélangé aux oignons de la plaine, on fabrique le fameux confit d’oignons de Montesson. Certains le mangent avec le pâté à la Carmen, sorte de pâté en croute avec saucisse et pâte feuilletée. L’association n’est pas forcément recommandée, mais les puristes la tolèrent, alors nous ne dirons rien sur cela.
Le plus extraordinaire, quand on est dans la vigne, c’est d’apercevoir la terrasse de Saint-Germain-en-Laye et son fier château qui la surplombe. Ce sont presque tous les styles architecturaux qui le composent, et ce château a connu pratiquement toutes les grandes périodes de la France. Maintenant que l’État y a mis le musée des Antiquités nationales, il est le bâtiment qui concentre le plus d’histoire de France, du moins sur la durée. On l’oublie, mais Saint-Germain fut la capitale de la France, et pendant plus longtemps que Paris. Paris n’est capitale que depuis la IIIè République, soit 1880, avant les rois pouvaient venir siéger dans cette ville, mais la capitale politique était le lieu où les conduisait leur itinérance : Fontainebleau, Compiègne, La Loire, Saint-Germain ou Versailles. Avec ces deux châteaux, et Rambouillet et Saint-Cloud, les Yvelines sont vraiment la capitale politique de la France. Versailles d’ailleurs est toujours capitale, car ce n’est qu’en son sein que peuvent se retrouver les deux Chambres, réunies en Congrès. Ce n’est pas à Paris, mais bien ici. Et c’est à Versailles encore que les peuples de la France sont chez eux, que toutes les nations qui composent la patrie se retrouvent avec le plus d’envie.
On m’a conté une fois l’histoire d’un repas qui eut lieu en été sous la tonnelle de la terrasse. C’était deux gentilshommes qui se retrouvaient là et soupant et buvant, et contemplant ensemble le vaste panorama qui, de Versailles à Saint-Denis en passant par Paris, avaient devant les yeux toute la vaste plaine de France et du Hurepoix, et toute l’histoire de notre grand pays. Comme du mont Sainte Odile où l’on embrasse l’Alsace, ou encore de Fourvière où l’on voit et le Jura et les Alpes et le Rhône, et bien de Saint-Germain c’est la France qui s’admire. De ce repas, paraît-il, on fit une chronique, hélas disparue des traces mémorielles.
La forêt est giboyeuse, c’est là le moindre de ses propos. Cerfs, sangliers, renards, lapins. De temps en temps, quelques bêtes viennent jusque dans la plaine, et les chasseurs se font un plaisir de les tirer, et d’en faire des civets. Il faut tout de même reconnaître que depuis que la ville s’est étendue jusqu’à nous les cerfs sont moins présents. Il n’y a plus que des rues, un rond-point, et une statue, pour en commémorer l’existence passée. Le reste a disparu.
Il est toujours admirable de vivre si près d’une mégapole et de se faire réveiller le matin par les chants des oiseaux et le ronronnement des moteurs de tracteurs. Parfois ce sont même les bêlements des moutons qui parviennent jusqu’à nous. Sur la route on trouve de la terre des champs, le Masey Ferguson du maraîcher croise la Mercedes du cadre ; tous deux vont travailler, mais pas au même champ.
Regardez les lianes qui s’enserrent sur les pieds, regardez les frêles grappes qui se cachent sous les feuilles. La vigne est donc la plante la plus proche de l’homme. Soleil, pluie, ombre, froid et gel, voilà ce qu’il lui faut. Intempéries, sécheresses et manque d’eau. Sol de cailloux et de graves, surtout pas de limon. À la vigne, il lui faut l’épreuve ; c’est pour elle le seul moyen de produire un grand vin, un vin qui soit autre chose qu’une piquette de clochard. C’est dans cette alternance de froid et de chaud, de nuit et de soleil, de sécheresse et de pluies, que le raisin se forme ; le raisin qui va donner le grand cru. Le vin, c’est d’abord le travail de la vigne. C’est d’abord le cep qui doit souffrir. Un grand vin est né dans la douleur, un grand vin est le fruit de la rédemption d’un cep qui a porté sa croix une année durant, qui fut couronné d’épine et flagellé par les intempéries, un cep qui fut moqué pour son pied tortueux et ses grappes indignes, un cep qui fut abandonné de tous. C’est de là, de cette épreuve, de ce chemin de croix de la grappe, c’est de là que surgit un grand vin. Amateur, pensez-y quand vous humez le verre. Pensez à l’épreuve de la vigne et du cep. Plus ils souffrent, et plus le vin est grand. Tel est donc la nécessité de notre plaisir.
Et nous, génération gâtée, où fut notre épreuve ? Où fut notre grêle, notre sécheresse et notre nuit ? Et comment veut-on ensuite que nous produisions un grand vin ? Quel moyen pour nous ? Finalement, c’est facile d’être un héros pendant la guerre. Ou du moins, c’est facile de faire des actes qui nous permettent de l’être. Mais être héros en temps de paix, être héros, c’est-à-dire s’élever, en période de médiocrité, c’est pour nous une mission impossible. Nous voilà Don Quichotte, cherchant les combats et les escarmouches à travers les vallées torrides de Vieille Castille, combattant les moulins. On prend les moulins quand on n’a pas de Maures. Et quand même les moulins sont absents, c’est jusqu’au souvenir des armes et des fracas qui disparaît.
Une enfance heureuse, c’est un homme qui ne veut plus la quitter. Quand on vit dans la ouate, comment vouloir en sortir pour se projeter dans le monde ? Le bonheur de l’enfance, ce bonheur bon et appréciable, cette chaude moiteur des chambrés enfantines, ces odeurs et saveurs des collines de Provence, comment vouloir les abandonner ? On sait alors que le reste sera nécessairement plus grave. Tant de gens qui restent enchaînés dans l’enfance, qui, par leurs attitudes, leurs vêtements, leur langage, veulent poursuivre l’utopie de Peter Pan au pays merveilleux : ne pas sortir de ses rêves, ne pas connaître le monde, refuser la réalité. Il n’est pas jusqu’aux plats qui conservent cet enchaînement à l’enfance, ce goût de sucre omniprésent pour flatter le palais et le maintenir dans l’immaturité. Du jus de fruit comme boisson, de la pâte à tartiner comme goûter, du fromage blanc comme dessert. Où sont les aspérités ? Où sont les acides, les moelleux, les tanniques, les amertumes, ces saveurs d’adulte qui forment la langue aussi bien que l’esprit. Que vont devenir ces enfants éduqués au sucré et au mou, ces adultes gustativement immatures, qui n’ont aucune notion de gastronomie ? Comment prétendre être un homme, quand on ne peut manger son pied de cochon, tôt le matin, avec son pot de beaujolais ?
Parents, chers parents, apprenez à vos enfants à boire et à manger, c’est le plus beau service que vous pouvez leur rendre, c’est la meilleure façon de les éduquer et d’en faire de vrais hommes. Faites leur humer vos fourneaux à deux ans, faites-leur tremper leurs lèvres dans votre bourgogne à trois ans, apprenez-leur, vers dix ans, à distinguer, déjà, mais encore par petites doses, la force tannique du malbec et la douceur retenue du pinot noir, et qu’à dix-huit ans ils aient mangé fromages et ris de veau, escalope de volaille et foie de bœuf, panse de brebis et tripoux auvergnats. Qu’à cet âge ils sachent parler des vins, et distinguer un vendange tardive d’une pourriture noble. Alors oui, cher père, votre fils sera un homme, capable d’assumer sa liberté, ce ne sera pas la loque timorée des duvets, le chien de salon des revues. Un homme, capable d’aimer, de se mortifier pour un appel plus grand que lui, un homme capable de mourir pour vivre, de sauver son honneur pour ne pas gagner la honte. Un homme qui aura passé son enfance à croître et à se fortifier, et qui verra l’avenir d’un œil fier et d’un sourire d’Apache. Un homme beau et fort, et non ces tristes serpillères que l’on voit parfois le matin dans le métropolitain. Oui, chers parents, le vin est l’école de l’homme, car l’homme se fabrique comme le vin. Comme lui il a une nature, une nature à révéler grâce aux nombreux moyens techniques de sa culture. Alors, lisons le vin, buvons ces pages, pour profiter de l’enfance heureuse et entrer avec délice dans la vie d’adulte.
Que vaut l’enfance heureuse ? Pour nous ni guerre, ni paix. Pas de guerre, ici, chez nous, pas de guerre ouverte dans le pays, pas de balle et pas d’arme, pas de treillis, pas de maquis. La douleur de ne pas avoir à choisir, la douleur de ne pas connaître l’angoisse de la mort et des champs de bataille. Pour nous, la guerre est étrangère, pour nous la guerre est inconnue, pour nous la guerre ne veut rien dire. Qui de nous à déjà vu un corps mort ? Qui de nous a vu couler le sang ? Qui de nous a entendu le râle et le dernier soupir ? Pratiquement personne. Mais est-ce un bien ?
Pas de guerre et pourtant pas de paix. La paix ce n’est pas l’absence de combat, la paix c’est la justice, la paix c’est l’ordre. Et cet ordre où est-il ? Cette justice que fait-elle ? Nous l’attendons souvent, nous la prions parfois, nous l’espérons toujours. Mais l’ordre n’est pas là. Enfance heureuse peut être, et pour nous la vie est un tableau à la toile éventrée, un tableau dégradé, qui attend et attend que vienne la restauration. Génération sans guerre, génération sans paix, immense déception : l’homme seul n’est pas heureux. Face à la Seine millénaire, face aux forêts de toujours, face aux champs éternels revient cette certitude : le progrès n’apporte pas le bonheur, et d’ailleurs le progrès existe-t-il vraiment ? Enfance heureuse, quand nous naissons nos parents font des vœux, nos parents rêvent sur nous et espèrent par nous. Pouvons-nous un jour dire, les vœux sont acquittés ? Voilà vos espérances et voilà vos hauts souhaits, et comparez ainsi la vraie réalité, que d’écarts, que de fosses ; la vie va autrement, le chemin en diffère et l’homme est né pécheur. Enfance heureuse, malheur de l’homme ?
Que vaut la vie si elle coupée de sa source ? Où est le bonheur s’il se fixe ici bas ? La terre comme source du bonheur ? Voilà bien le dernier mensonge auquel a pu croire l’homme. La terre comme source du bonheur, c’est le dernier écueil des navires en partance, qui se brisent pour toujours sur le fond de la lame, et où meurent noyés les imprudents marins qui ont trop espéré dans les choses d’ici bas. Le ciel, non la terre, voilà la source du bonheur, la source de la paix et la fin de la guerre.