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dimanche 13 juin 2010
Chapitre 10 de Parlare di vino.
Fluette et étirée, verte dans son haut col d’acier, la flute d’Alsace se hausse et se gausse. La tête plus haute que les autres, les vins plus fins, car affinés par cette forme qui les moule, la flute d’Alsace trône dans le royaume des bouteilles. Son cousin se trouve en Bordelais : épaules dressées, corps droit et rigide, il a gardé de son séjour en Angleterre des manières de gentilhomme et de seigneur rural.
Le Bordelais est un homme de la ville qui s’épanouit à la campagne. Ses vins doivent être faits, sans originalité ni surprise, mais des vins bâtis, puissants, profonds, des vins que l’on goûte plusieurs fois avant de les comprendre. Le Bordelais se veut un mystère, et dans ces épaules hautes et ce corps droit le mystère se crée et garde sa profondeur. Ni l’étiquette ni la couleur ne doivent donner des clefs pour le mettre à jour, mais au contraire renvoyer le buveur à des pistes labyrinthiques dans lesquelles il se perd. Il a si bien réussi dans les affaires qu’il est présent partout, dans le monde entier sa bouteille est la bouteille. Il a essaimé aux États-Unis, en Afrique du Sud, en Australie et dans le reste du Commonwealth, c’est pour lui une chasse gardée, un cousinage anglais. Mais bien qu’il soit universel il est solitaire, bien qu’on le trouve partout il est seul. Seul parce que son mystère est profond, et que la profondeur de son vert ne doit rien laisser transparaître sans effort ni imagination. Il est seul et en haut. Il ne regarde pas de l’autre côté de l’Auvergne, sur les rivages d’un autre fleuve dont il ignore l’existence.
À bien des égards la bourguignonne est l’antithèse de la bordelaise. Épaules trapues et retombantes, corps dodu et charnel, vert clair et transparent, elle sourit la bonhommie, la joie de vivre et le sourire gouailleur et jovial se dessine dans ses traits. Antithèse de la bordelaise ? En apparence seulement, en réalité elle en est très proche. En Bourgogne on vit à la campagne, mais on pense à la ville. Les Bordelais sont des urbains perdus à la campagne, les Bourguignons sont des ruraux perdus en ville. On affiche des trognes rouges, des nez de dahlias, on porte des vêtements simples, mais c’est pour mieux tromper son monde. Comme à Bordeaux on sait aussi porter l’ascot, et revêtir la cravate quand les circonstances l’imposent. Les mains sont plus habituées à tenir des machines qu’à porter des chevalières, mais on ne dédaigne ni l’un ni l’autre. La bourguignonne est seule, ce n’est qu’en de rares exceptions que d’autres vignobles mondiaux l’ont adoptée. La bourguignonne est seule, car elle n’a pas besoin des autres pour exister, elle vit par elle-même, et de cette solitude elle tire une grande renommée. Son flacon suffit à accueillir un cépage unique, chardonnay ou pinot noir, un cépage excellent dont elle s’enorgueillit. À Bordeaux les bagues se portent avec plusieurs pierres : cabernet, merlot, petit verdot. En Bourgogne on joue la modestie, on ne porte qu’une seule pierre à sa bague, mais cette pierre unique a une taille de plusieurs carats, cette pierre unique est grosse et montre à tous sa grosseur, c’est un diamant rose qui s’appelle pinot noir. Sous les apparences de la paysannerie se cache la réalité des mondanités. Cela se voit dans sa bouteille et se goûte dans ses vins.
Tout le monde ne peut en dire autant, et surtout pas sur les bords de Loire. Ici on joue la modestie. La forme est si informe qu’il est presque impossible de la visualiser. Soit on adopte la bordelaise, par économie et simplicité, soit on réalise des formes locales, plus ou moins dérivées de la première et qui ne marquent pas l’esprit. Toutefois la Loire peut se vanter d’être au confluent des deux régions nommées ci-dessus. Cette confluence se retrouve dans ses cépages (sauvignon et chardonnay, cabernet et merlot), elle se retrouve aussi dans ses bouteilles : Bordeaux prédomine, mais Bourgogne n’est pas absente.
Certaines ont voulu sortir du lot, se distinguer par leur histoire ; c’est le cas de Saumur. Bourguignonne croisée avec l’Alsace la saumuroise allie le côté paysan et ventru à la fine élégance élevée des flutes de l’Est. Mais surtout elle est fière de son blason, son grand blason aux armes de France, avec ses lys d’or et ses feuilles de chênes et de laurier surmontées d’une couronne. Que veut-elle montrer par là ? Son ancienneté, sa légitimité ? Rappeler au peuple qu’elle fut un vin de roi, et qu’en portant le précieux liquide à ses lèvres c’est un peu de nectar royal qui coule dans notre gosier. Manière subtile et raffinée de toucher à la légitimité, de se montrer royaliste et patriote. La Loire est si variée qu’il n’y a en elle aucune unité de flacons. C’est la seule région de France d’ailleurs qui ne possède pas un étendard unique à sa gloire et à ses conquêtes, mais une multitude de fanions qui, de l’Est à l’Ouest, rappellent les anciennes provinces et les allégeances d’autrefois. Vers Pouilly la Bourgogne se fait encore sentir, à Tours nous trouvons déjà la marque de Bordeaux, entre les deux les formes varient et se modifient.
Une bouteille à sa marque est le signe de son indépendance. Gaillac, premier vignoble de France, Gaillac qui fut supérieur à Bordeaux, Gaillac a été laminé par la police des vins. Ils étaient les seigneurs, ils devinrent les vassaux, et cette vassalité se marqua dans sa forme de flacon : pour boire du gaillac il fallait déboucher une bouteille bordelaise. La chose tient tant que la région était basse et obscure. Avec le redressement, avec la restauration du goût, Gaillac voulut marquer physiquement son indépendance retrouvée ; il changea donc de bouteille. Un voyage dans les archives et les anciens dépôts lui prouva qu’il avait existé une forme propre de gaillacoise. On refit le dessin, on le modernisa, et le vin de Saint-Michel se coula de nouveau dans son propre flacon. Ainsi avant même de le boire on vit ce que Gaillac était.
Tout le monde n’eut pas cette audace d’affirmer son indépendance et de se montrer autonome par rapport au grand maître girondin. Certains d’ailleurs firent le chemin inverse : il y a longtemps qu’Armagnac a rangé sa flasque héritée des premiers temps de la bouteille pour adopter des formes plus consensuelles et plus effilées.
Mais pour tous, l’exemple, le modèle et le professeur est sans conteste le fier vignoble de Châteauneuf du Pape. Qu’avait pour lui ce vignoble au début du XXe siècle ? Il était assez ignoré, ses vins n’enchantaient pas les palais. Il se souvient alors de son histoire passée, des papes qui séjournèrent au bord de sa rive, sans le boire il est vrai, car ne remplissant leur coupe que de vin de Beaune. Ils se remémorèrent les histoires provençales, les contes qui peuplent le pays. Avignon ne pouvait pas vivre uniquement dans la mémoire et le souvenir fané des temps qui ont eu lieu. Cette région-là du Rhône ne pouvait être un coin isolé, oublié, ignoré des routes viticoles. Non, il fallait se redresser, il fallait relever la tête et repartir à l’assaut. Alors, en hommage aux Vicaires du Christ qui habitèrent les palais, en hommage à ce que l’Église fit pour le peuple et pour les aristocrates, en hommage filial et en dévotion fidèle, les vignerons décidèrent de marquer leurs bouteilles du sceau pontifical. Déjà le flacon est fier et droit, la bouteille à l’allure des ducs de Provence, amoureux de sa terre, de sa garrigue, de ses plantes sauvages et de son indépendance. Tout vin est une histoire, Châteauneuf est l’histoire même. Mais à son torse bombé et fier, il manquait une médaille ; on lui remit alors le plus beau ruban rouge qui fut, celui du vignoble papal. Les armes de Saint Pierre, les clefs du Paradis, et la tiare du Souverain temporel et spirituel, la tiare de celui qui a la douloureuse charge de guider les âmes, et de les éclairer de sa sagesse millénaire. Ainsi la bouteille se prend à pleine main, avec énergie et envie. On se plonge dans son rouge profond et lointain, on rêve aux treize cépages qui en composent le vin, et l’on pense aux collines et l’on rêve au soleil, et l’on boit pour se transposer dans un monde superbe où émaux succèdent aux joyaux. Jamais peut-être qu’ici tant de force n’a caché tant de finesse. La force est une ruse, une tactique de Sioux, pour camoufler la vraie nature du vin, et empêcher les profanes de souiller un nectar qui se mérite et se respecte.
À cette réunion des flacons du monde nous pourrions convier le Tokay de Hongrie. Ici la petitesse de la taille sert à dissimuler la grandeur du produit. Le vin semble donner l’impression qu’il se cache du regard des Philistins pour mieux être apprécié par les amateurs. Oui, une petite bouteille, presque misérable, qui joue l’inaperçu, pour que le profane passe son chemin et que ne s’arrête que le cavalier désireux d’entrer dans un château aux murs de pierres taillées, mais à l’intérieur paré de pierreries, de dorures et de meubles précieux. Le jour où les vignobles de l’étranger, Californie, Nouvelle Zélande, Australie, Chili, le jour où ces vignobles auront leur propre flacon, alors ils seront entrés dans le monde du vin.