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vendredi 29 octobre 2010
Chapitre 12 de Parlare di vino.
Il est des paysages de collines enchantées que la littérature a marqués dans ses rets. L’aiguille de Normandie est pour moi creuse à jamais, et j’attends que de l’écume jaillisse le gentleman, avec ses bijoux, ses tableaux, et l’enfant qu’on lui a pris. Je ne puis voir le Mont Blanc, rose en hiver quand le soleil se couche, sans penser aux cordées et aux roches frissonnantes. Dans les couloirs, je crois croiser le lion. Le fusil m’attend. C’est quinze aventures de chasse, de la collection Grand Or. Un moulin esseulé dans la plaine, avec ses larges bras qui attendent le vent, un moulin et je suis en Espagne, et en guise de vent j’entends chanter Jacques Brel. La quête, pour atteindre l’inaccessible étoile. Un moulin c’est Daudet, et les fleurs son fils. J’aime les camélias, ils annoncent l’été, et leurs fleurs sont semblables à des bonbons glacés. De leurs pétales roses et blanches coule la sève collante ; c’est du sucre embaumé.
La mer verte, la mer à marée basse, Trouville, Deauville, ne manque que les cœurs simples et les vaches des comices. La Normandie, c’est à jamais Flaubert, à chaque bocage, chaque vache, me reviennent à l’esprit sa prose et ses harangues. Au Havre, Mme Arnoux s’en va. À Creil, la céramique fait faillite.
Quand je vois la Moselle, c’est Ausone qui me parle. Les lianes de vigne qui s’entrelace en des lieux aujourd’hui vides de ceps, et où ne pousse plus que la ville. Avec Ausone je vais de Moselle à Bordeaux. Ce sont alors tous mes romans d’aventures, mes romans de marins, de corsaires, mes tours du monde et mes découvertes, tout autour de l’Afrique, en Asie, avec les pionniers des mers. Que de vacances j’ai passées sur les mers ! Peu m’importe le soleil, peu m’importe la plage, peu m’importe même le lieu, puisqu’avec un livre, un modeste objet de papier et de carton, un objet qui flambe dans le bûcher, qui rougeoie et disparaît dans les flammes, ou bien se désagrège quand, oublié sur le banc, il supporte –mal en fait- l’orage du mois d’août et ses éclairs d’acier. Moi, un livre me suffit pour voyager, pour voyager vraiment. À dix ans combien de tours du monde ai-je faits ? J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.
Orages d’acier sur les routes de Reims, de Laon et de Soissons. Orages d’acier, la fulgurance de la pensée allemande, l’esprit européen condensé dans des livres, de la prose, des essais. Orages d’acier, une jeunesse envoyée à l’abattoir pour satisfaire les caprices de ses parents gâtés. Une jeunesse qui, son tour venu, se vengera de nouveau, se tuera de nouveau, fera cadeau à son fils du cadeau offert par le père et qu’elle ne voulait pas. Plus jamais la guerre ! La guerre civile européenne a duré plus longtemps que prévu. Quand je vois les tranchées, les pins retournés, les villages rasés, je me dis que les romans lus et les témoignages écrits sont bien un cran en dessous de la réalité.
Heureusement qu’il y a l’autre mer, celle du sud, celle qui est en haut quand on retourne la carte. Les gestes des enfants résolvent bien des conflits géopolitiques. Heureusement qu’il y a cette mer, avec ses histoires de pêcheurs de sardines, de contrebandiers entre l’Italie et la France, c’est-à-dire entre la Sardaigne et la Corse, ses meurtres dans le maquis, Matteo Falcone qui venge son honneur, et les criques, les calanques, où l’on fait cuire le poisson ramené à grande’ peine, en amassant quelques brindilles de bois sec qu’une allumette fait flamber aussitôt. Ici la mer bois le sang, et pas seulement ceux qui sont morts sous les balles, ou le cou détaché d’un couteau de traitrise, mais aussi le sang des cadavres qui se vident pour s’être venu échouer sur des rochers de fous, des rochers saillants et déchirants la coque, vers lesquels, à coup de feu de Judas, on a fait venir les bateaux, pour ensuite les dépouiller de leurs joyaux.
Il est des paysages de collines enchantées que la littérature a marqués dans ses rets. Très tôt celle-ci m’a donné mon sang et ma sève, elle m’a constitué, elle m’a fait voyager. Moi, ici, assis dans ce fauteuil, sans sortir, sans bouger, que de pays j’ai visités, que d’aventures j’ai vécu, que de rencontres j’ai faites. Dans la jungle de l’Inde j’ai couru avec Mowgli, j’ai même été une panthère, sautant de rocher en rocher, crevant ma proie en lui plantant mes griffes et en mordant avidement dans la chair de son cou. J’ai déchiré les artères, j’ai fait sortir l’esprit, et j’ai ramené de quoi manger à mes fils. Voilà comment un livre apprend aux jeunes garçons à être de bons pères de famille. Toutes les guerres que j’ai mené dans ma jeunesse, auprès des Boers dans la savane d’Afrique pour l’indépendance de mon pays, auprès des missionnaires dans la jungle des lacs pour faire avancer la science géographique, les guerres que j’ai mené au Mexique, avec mon pistolet de fortune, mon cheval blanc d’une fidélité exemplaire, ma fiancée qui m’attendait dans le pueblo de ses parents, les guerres contre les Indiens – à dix ans on est forcément cow-boy- pour me bâtir un pays, pour conquérir ma terre ; toutes ces guerres que j’ai faites dans ma jeunesse, je n’ai pas eu envie de les faire étant adulte. À seize ans j’ai pris ma retraite. Bardé de médailles, le corps couturé, exhibant fièrement des cicatrices, parlant avec générosité des douze fois où je suis mort –la plus terrible étant la fois où je suis tombé dans le rio et où les crocodiles m’ont dévoré – oui, à seize ans j’avais accompli suffisamment d’exploits. Ayant fait toutes les guerres des enfants je n’ai pas eu besoin de faire celles des adultes.
À seize ans j’ai rangé mes fusils, j’ai brûlé mes uniformes, j’ai jeté dans la mer, au retour d’une dernière mission dans le Pacifique, ma boîte de médailles et de décorations. Je suis sorti du réel pour entrer dans l’imaginaire, le monde des adultes, de la finance, des banques, le monde des petits métiers et des petits coups bas. Je n’ai plus eu envie de faire la guerre.
Mais j’ai conservé les mots, j’ai dévoré encore plus de lettres. La littérature c’est l’oxygène. Comment peut-on comprendre la Russie si l’on n’a pas lu Gogol ? L’Irlande sans connaître Joyce et Déon ? Et les hommes sans s’être plongé dans les pages asthmatiques de Proust ? L’odeur des papiers m’a initié à l’odeur des vins. Je bois comme je lis : pour connaître le monde. Une cuvée ne m’apprend rien de la terre, elle m’apprend du vigneron, des mains et de la trogne qui l’ont faite. Avec un riesling je comprends l’Alsace, avec un rosé je m’initie à la complexité du comté de Provence, et les Bourgogne m’ouvrent les chemins immenses de la théologie, et des liens filiaux entre les hommes et Dieu. Comment comprendre la métaphysique et le délicat problème de la justification si l’on n’a jamais bu de Bourgogne ? Avec un Côte de Nuit l’Évangile s’éclaire, voilà ce qui manquait à Luther. Pauvres hommes qui vivent sans lettre et sans vin. Qui vivent sans pouvoir comprendre ce qu’est la vie et ce qu’ils sont. Avec les lettres et le vin jamais l’avoir ne nous aura autant permis de savoir ce qu’est l’être.
Un Cloudy Bay et me voilà en Nouvelle-Zélande, au milieu des moutons et des kiwis. Un Mendoza et je retrouve l’atmosphère de la pampa, de la Terre de Feu et des glaces de l’Arctique. Pour moi le risque est moindre, je ne perds pas de temps dans les avions, je ne risque pas ma peau dans les contrôles incessants, et le vin, à son tour, m’offre son tour du monde.
Des aveugles. Nous sommes des aveugles. Les yeux crevés, la mémoire en lambeau, la connaissance inexistante. Savoir lire un paysage n’est pas à la portée d’un nouveau-né. La lecture s’apprend.
Dans le mas j’ai pu manger des figues. Et boire de l’huile d’olive pressée sur la grande meule. Là haut, en haut des Maures, sur le sol rouge brique, derrière les murailles blanches qui dominent la mer, j’ai senti les odeurs de pin et de thym, les odeurs de terre qui nous viennent de la mer. Au loin je devine la terre pour laquelle tant des miens sont morts. La baie de Carthage, Philippeville la grande, les quartiers d’Oran et la ville blanche. Cela n’existe plus, la cendre l’a recouverte, la suie est déposée en couches épaisses sur le passé et sur les œuvres. Ne reste que les souvenirs, c’est-à-dire des faits imagés et grossis par le rêve. Ne reste que ce que l’esprit peut créer. Les souvenirs ne sont pas ancrés dans le passé, ils sont bien du présent, le souvenir est créé à chaque instant, le souvenir est là, ici et maintenant. Des bateaux dans un sens, et des bateaux dans l’autre. Dans un sens c’est l’espoir, dans l’autre ce sont les larmes. Nous partons pour bâtir, le désert s’édifie ; nous revenons pour vivre, et la ville se détruit. Et vous mes vignes, où dormez-vous ? Ce vin méprisé, ce vin rejeté, ce vin dénigré, ce vin que l’on regarde de haut et que l’on ne nomme pas, ce vin de France pourtant, dans la préfectorale et l’administration, ce vin a souvent fait grossir les faibles rendements de Bourgogne et de Bordeaux, ce vin a souvent fait rougir les vins pâles qui manquaient de soleil. Allez, j’ose la question : lors du grand jugement de 1886, parmi les premiers crus classés, combien de bouteilles contenaient du vin de là-bas ? Ces mélanges insidieux dont on ne doit pas parler, ils étaient bien réels pourtant. C’est une succursale ! Non, madame, c’est la maison mère.
Sur la colline des Maures, j’ai vu tant de batailles. Que de voiles à l’horizon étaient noires, que de voiles annonçaient le sang, la mort, la désolation. Alors il nous fallait monter, protéger nos trésors, renforcer nos églises, et puis manier les armes. Ultime conseil : mourez au combat, sinon vous finirez esclave sur les marchés d’Alger. Mourir libre ou souffrir. La poésie c’est pour maintenant, la littérature c’est quand on peut manger et quand on a le temps de s’asseoir et de regarder la mer. Quand il faut se battre, on ne peint pas de retable, on n’écrit pas de livre. Quand il faut se battre, on se bat, sinon l’on meurt. Ce massif poétique, ce beau massif des Maures fut d’abord, et longtemps encore, un massif de combat, de survie, de peur et de troubles. Sur la plage les moustiques et le palus, sur la mer les envahisseurs, ici seule la vie est possible, mais c’est une vie de reclus et de prostré.
Regarde la mer, regarde le ciel. C’est la même couleur, le même soleil qui se reflète ; c’est la même beauté. Mais la mer c’est la mort et le ciel c’est la vie. Mais la mer c’est fini et le ciel c’est l’espoir.
Regarde le ciel, ne regarde pas la mer. Regarde le ciel, en marchant, en buvant, en dormant –oui, même la nuit regarde le ciel-, regarde le ciel, car quand arrive la nuit, là haut le jour est éternel.