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samedi 6 novembre 2010
Chapitre 13 de Parlare di vino.
Chaudes journées d’août dans les Yvelines. La pelouse n’en peut plus du manque d’eau continu. Quand un homme boit trop de vin, il devient rouge, mais quand l’herbe ne boit pas assez, elle devient jaune. Le rouge et le jaune sont les couleurs du manque de tempérance, ou trop ou trop peu. Les arbres aussi s’y mettent. Mes deux marronniers n’ont presque plus de feuille, le tilleul est rabougri, et je n’ose même pas regarder les fleurs, terrassées par la chaleur de l’été. La sécheresse détruit la nature, la sécheresse détruit aussi les odeurs. Finis les exhalaisons odorantes de mes arbres, finies les senteurs de la camomille et de la citronnelle. J’attends l’orage avec impatience, lui seul peut rendre des odeurs à la terre. Quand les nuages noirs se balancent dans le ciel, lourds et impotents, chargés d’eau et remplis de terreur, on sait, déjà, en les voyant, que leur présence va donner des odeurs. À leur vue, l’œil précède le nez, la rétine a gagné sur l’odorat. Je vois avec délice tomber les lourdes gouttes d’eau, comme des gouttes liquoreuses et sucrées de raisin gorgé de sucre, et je sens, peu après, l’âcreté et la dureté de la terre qui s’éveille aux arômes. Les fleurs retrouvent leur vigueur, et diffusent dans l’atmosphère toutes les senteurs dont elles sont capables. Merveille de l’eau et de l’humidité, enfin je sens, je sens, je revis.
Un ami m’invite à boire un verre, où plus exactement à finir un reste de pâté qu’il a dans son frigo. Mi-août en plein jour, c’est la nuit : les volés sont clos, les lumières éteintes, seules restent les persiennes, par où entrent, telles des lames de feu, des rayons de soleil qui brûlent et éclairent à la fois. Le soleil n’a envie que d’entrer, il cherche la moindre faille, le moindre trou, pour se glisser dans la maison. On dirait de l’eau quand il pleut lors des orages : le plus petit interstice est utilisé pour l’écoulement aqueux et l’envahissement du bâtiment. Mais au moins peut-on jouer avec l’astre, orienter ses rayons vers telles ou telles statues, éclairer un bibelot ou un siège posé dans le salon.
Sur une étagère de bois noir se trouve la Victoire. Elle danse, Samothrace, loin des embruns salés de sa mer, loin, bien loin du vent du sud, ce vent chaud et sableux qui annonce les orages. Samothrace de salon pour amoureux transi de la Grèce, par sa présence elle nous rappelle la civilisation et la culture. Je me souviens, à Spatsai, d’un résineux bu à l’ombre d’une tonnelle, avec la mer en face. Ce n’est pas le goût qui m’enchanta, mais les couleurs. Le blanc de chaux des maisons, le bleu immaculé de la mer, plus bleu et plus intense que le ciel, et mon ver de résineux, jaune et noir. Sous la tonnelle verte, voilà bien des couleurs. Mais il n’y a pas que le vin, il y a aussi cet ami, ce Grec en forme de pin, qui m’apportait la bouteille et le verre. Quelle joie que ses mains calleuses, burinées par le sel et par le vent, des mains d’homme, de vigneron fier et haut, portant le sécateur et tenant la vendange. Il avait un visage en forme de main, avec des joues comme des ravins, un visage dénudé et pelé où nulle forme de vie ne semblait apparaître. Heureusement étaient ses yeux, des émeraudes brillantes, seule trace de vie au centre du désert. Des yeux vivaces et directeurs, qui lui servaient de bouche. Cet ami grec, avec lequel je n’ai jamais pu échanger que quelques bonjours, au revoir et merci, ne s’exprimait que très peu par sa bouche. C’était ses yeux qui parlaient, qui disaient oui et non, assoies toi et bois ça. J’eusse voulu connaître monsieur de Cambremer qui nous regardait avec son nez, mais j’avais cet ami grec, qui derrière son corps de pin et ses mains de rocaille, parlait avec ses yeux. Au moins, chez lui, la langue n’était pas un barrage, le regard est un langage universel.
Le pâté était fort bon, l’inverse m’eut étonné, car il provenait de mon fournisseur personnel, c’est moi qui approvisionnais tous mes amis de ces cochonnailles d’Aveyron. Petit pâté pataud, mais bien goûteux. La montagne n’a pas apporté grand-chose à la France, sauf sa gastronomie, et c’est là l’essentiel. Retirez les montagnes et la France a bien moins à manger ; pour peu nous serions, dans les matières gastronomiques, seulement un pays extraordinaire. Un pâté pour deux c’est peu, heureusement un reste de carcasse de poulet nous attendait sagement sur la deuxième étagère du frigo. C’est le grand avantage du poulet, qui peut s’offrir à nous aussi bien rôti que froid. Voilà donc ce trésor grandiose au centre de la table, sur son assiette de porcelaine blanche qui lui servait de trône, et la nappe aux motifs bariolés d’écrin majestueux. Je ne connais aucun restaurant qui propose ce met sublime à sa table, même Michel Bras n’oserait pas le servir sur ses terres de Laguiole. Et pourtant, Seigneur, une carcasse de poulet froid, c’est un rayon de Paradis sur notre terre. À condition qu’il soit accompagné de mayonnaise, de véritable mayonnaise, pas de cette sauce mortuaire conditionnée dans un tube qui lui sert de cercueil. La mayonnaise se mange fraîche, battue à point par le tour de main de l’artiste qui s’agite dans le cul de poule en acier. Et ce met de roi doit être servi dans le plat qui l’a vu naître. La servir dans une saucière en argent, ou bien dans un bol en fine porcelaine de Limoges, comme je l’ai vu faire tant de fois, la servir de cette manière, c’est la rabaisser, c’est la tuer. La mayonnaise mérite mieux que cela. Cette sauce que seules les mères de famille savent réaliser, dois apparaître sur nos tables dans ses habits de travail, encore au milieu de ses limbes, présentés dans son cul de poule, avec une cuillère en inox. Le reste est superflu et assassine la noblesse. De la mayonnaise fraîche sur du poulet froid de la veille, quand le plat est réussi je n’envie aucun trois étoiles. Et je plains les pauvres gastrophobes qui se sentent obligés d’ingurgiter de la cuisine moléculaire. Qui ne sait pas vivre sur terre ne pourra jamais atteindre les étoiles. Les plats sont jaloux, pour les apprécier il faut les manger seuls, ne parler qu’avec eux, surtout ne pas adresser la conversation à d’autres. N’interrogez pas ceux qui ne disent rien à table, ils conversent avec leur assiette, et c’est la moindre des politesses. Et comme je parlais beaucoup avec mon poulet et que la mayonnaise était très loquace, je ne disais rien à mon ami, qui ne m’adressait pas plus la parole. Un étranger eut pu entrer et s’exclamer : voilà des gens civilisés.
Mon regard fut de nouveau porté par Samothrace, je m’empêchais de la voir, mais arrivant au terme de mon assiette je n’avais plus rien à dire à son contenu, étant donné que ledit contenu nageait désormais au fond de mon estomac. Qu’elle était belle cette statue, nageant elle aussi sur l’océan solaire des rayons. Ombres et lumières ensemble mêlé pour dévoiler une parcelle de vérité. Qui n’a jamais espéré connaître le visage de Samothrace ? Nous serions surement fort déçus de le voir, mais ce manque amène sa grande beauté. Ainsi, dans les rets et les filets des plis langoureux de sa robe, dans la danse éternelle de guerrière qu’elle nous livre, dans son corps de pirate et de reine, la victoire s’émerveille et s’enfuit. Pouvons nous la connaître, pouvons nous l’approcher, pouvons nous la rêver ? Samothrace, image de victoire, mais non pas d’une bataille, image de la victoire de la Grèce sur ses barbares, image de la victoire de l’hellénisme sur les Perses, image de la victoire d’une civilisation sur son bassin d’essor et de profusion. On l’imagine tant pacifiste, dans ses plis de flanelle et de joie, on l’imagine tant langoureuse, derrière ses cris de guerre et de désastre. Samothrace est bien là.
Comme nous avions fini tous deux la conversation entamée plus tôt avec l’assiette, mon ami eut la bonne idée de nous sortir du vin. Il est vrai que le repas fut sec. Il avait ardemment désiré boire un sauternes avec moi. Peu importe le repas, et l’heure qu’il fut, à cet instant le désir de vin primait sur toutes autres considérations. Alors il sortit la bouteille de sa cave de mise à température, ustensile fort pratique pour ceux qui ne disposent pas d’une vraie cave à vin. Avant de boire, il faut voir. Si bien qu’il plaça la bouteille sur un présentoir en bois clair où, tenue par le col inséré dans son trou, elle pouvait librement, flotter en lévitation dans l’air lourd de la pièce. La bouteille était droite et sans défense pour les prédateurs que nous étions. À travers les persiennes seul perçait un rayon de soleil, habilement autorisé à passer la muraille de bois, rayon qui, guidé par les volets, venait s’encastrer dans la bouteille. Quel spectacle merveilleux ! Les prés d’herbes fraîches et les rivières claires ne sont rien à côté de ce spectacle sublime offert par la collaboration du travail de l’homme et de l’ingénuité de la nature. La bouteille, offerte en proie facile aux amateurs que nous étions, pouvait bien nous affréter son flanc et nous montrer son doux col dégarni, nous restions cois. Nous pouvions bien voir le bouchon et son col frêle et superbe, lire, déjà, avec gourmandise l’étiquette, imaginer les arômes et les saveurs que nous y allions trouver, en vérité cela ne nous intéressais plus : nous regardions seulement la robe de la bouteille, et fantasmant sur l’intérieur nous dévisagions jalousement les formes offertes par la cuvée.
Il prit la bouteille, l’ouvrit, et me servit un verre. C’était vraiment un grand vin, il comblait de loin toutes nos espérances.
C’est ainsi que je découvris à quel point un reste de repas, pris sur un bout de table avec un bon ami, est le moment idéal pour boire un petit sauternes.