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dimanche 12 décembre 2010
Chapitre 14 de Parlare di vino.
Le chien sait, il n’a pas besoin qu’on le lui dise. Le chien sait que son maître part à la chasse. Déjà il est au pied de l’escalier, les pattes posées sur la dernière marche, et la langue pendante de plaisir. Les fusils sont remisés au grenier, dans une pièce fermée, prêts à l’emploi, nettoyés et parés pour le jour venu. Le chien jappe et il doit encore attendre. Nous prenons notre veste, dans la penderie de chasse située sous l’escalier, nous mettons nos bottes de cuir et notre feutre à plume de perdrix, un feutre vert, en lapin, qui se fond dans le paysage et nous rend l’égal des arbres et des buissons.
Dehors, c’est le petit jour. La nuit d’encre de Chine se crève, lardée par les lames de lumière qui transpercent sa cuirasse. Les hautes chainées sont encore noires, et les fûts ne se distinguent pas dans les champs, constituant la masse homogène et cohérente des murs d’arbres de la nuit. Seul le ciel est déjà clair, un ciel de tourmente et de tempête, un ciel de combat où subsistent encore les derniers canons et les ultimes corps de la bataille de la nuit : les dernières étoiles se meurent, et la Lune est toujours là, pour nous dire que du jour et de la nuit elle seule demeure. C’est l’entre-deux, le gris du jour. À vingt pas impossible de savoir si le quadrupède qui s’avance est un loup ou un chien. C’est le gris du jour : les oiseaux de nuit s’arrêtent de chanter, la tourterelle n’a pas encore pris le relais. Le gris du jour, les travailleurs de la nuit ont cessé le labeur, le boulanger et le boucher n’ont pas encore ouvert. Entre-deux d’armistice, fin de combats nocturnes, et pas encore début des attaques diurnes.
Seul le chien est excité comme un enfant, car même son maître est calme. Les bois nous attendent et le gibier est prêt à fuir pour éviter nos coups et nos détonations. De l’escalier de marbre à la porte de sortie, il n’y a que la grande salle à manger à traverser, salle des mangeailles et des journées que domine le vaste âtre noirci par le carbone, avec ses chenets aux armes familiales encore tièdes de la flambée de la veille. La porte ouverte ça sent le chêne, l’odeur vanillée des volets. Quelques pas, quelques enjambées derrière la maison et nous atteignons la lisière du bois où se cachaient les résistants durant la dernière guerre. Il n’y a qu’un étroit chemin à franchir, chemin de terre qu’aucun appareil mécanique n’emprunte, ce sont les pas de l’homme qui en creusent le val. En avançant dans la forêt nous reculons les heures de la journée : il fait plus noir, le jour ne pénètre pas encore les murailles végétales qui opposent leur résistance aux assauts répétés de l’assaillant. Pour ces bois le combat est d’avance perdu, mais la victoire du soir arrive plus tôt qu’ailleurs.
Déjà le chien est aux aguets. La truffe s’agite et les oreilles s’excitent, la queue est en animation. Le brave compagnon a senti le gibier, un lièvre probablement, et il est fin prêt pour le lever, les premiers coups de feu vont fuser.
La marche et la concentration exigée par cette pratique rendent la chasse beaucoup plus conviviale. Pour midi nous nous arrêtons sur une légère croupe d’où nous dominons le paysage campagnard. Face à nous s’étirent dans son écrin les moelleux taffetas d’un paysage de soie. Ici nul besoin de musée, nous contemplons in situ les fresques de Constable et bien que nous soyons dans le Vexin français nous pourrions nous croire dans la campagne anglaise. Le ciel se joue de nous ; il n’est ni bleu ni blanc, la lumière n’est pas franche, et les rayons obvient, dédaignant éclairer le sol de la campagne pour mettre plutôt à jour la frondaison des arbres. Un ciel blanc moucheté de bleu, un ciel de bleu d’Auvergne, voilà le spectacle fabuleux auquel nous assistons, un ciel qui prend l’apparence d’un fromage de causse, sans pourtant être moulé dans un aucune forme et tout en déployant la grandeur langoureuse de sa pleine majesté. Michel sort son pain, un vrai pain, à la mie brune et à la croûte caramel, un pain dont l’odorat emplit le sac. De son massif couteau de Thiers en bois de bruyère il coupe une large tranche de ce pain que nos narines ont déjà dévoré à moitié. Les fines alvéoles se perdent dans la densité de la mie, et les arômes de noisette et de beurre marquent nos mains et emplissent la bouche des gourmands qui n’ont pas résisté au plaisir de croquer déjà dans ce gâteau. La suite de la symphonie est plus belle encore. Dépliant le papier sulfurisé il en dégage une imposante fourme dont la croûte fleurie annonce les senteurs de la pâte persillée. La lame d’acier du Thiers débite délicatement le fromage, et nos autres couteaux l’appliquent avec empressement sur le pain qui l’attend. Voilà de fières tartines ! La crème est bien présente et le persillé crisse entre la dureté de l’acier et le molleton du pain. Et c’est dans nos palais que nous assistons aux noces d’or du levain de la pâte et du crémeux de la fourme. Nous sommes comme des gamins dévorant leur quatre heures : c’est midi, le ciel a la couleur d’un roquefort, et ce que nous voyons au-dessus de nos têtes nous le dévorons sous nos dents impavides. Des gamins en culottes courtes aux hommes mûrs en botte de cuir et veste de tweed, il y a le même plaisir de la bouche et la même satisfaction d’atteindre, par des aliments simples, le contentement suprême de la gastronomie.
Face à nous les arbres se reflètent dans un lac aussi immobile qu’une glace de Versailles. Ils sont si verts que l’on dirait des épinards, et les nuages qui les bordent me rappellent la crème généreuse et abondante qu’y mettait ma grand-mère. Les arbres sont immobiles, pas un vent ne vient faire bruisser leur feuillage de printemps, pas un azur de même pour soulever sur le lac des vaguelettes de joie.
Le pain reste le même, nous sommes entre copains. Raphaël sort du sac à son tour son pâté de foie. Sitôt la boîte ouverte les odeurs se déversent parmi notre éclairé groupe. Viande compacte et massive, légèrement poivrée pour relever le pan caché du foie de porc mêlé, goût de chair et senteurs de saucisse et de sang. C’est le moment choisi par Gabriel pour annoncer son vin, un Gigondas, parce que jocunditas c’est l’allégresse. Nous sommes dans le Vexin, tout, autour de nous, les paysages, le ciel, le climat et la température, évoque la France et la vallée de la Seine, mais il suffit que nous voyions l’étiquette de la bouteille pour nous transporter déjà dans un autre pays, la Provence, et une autre culture. Les mamelons herbeux prennent de la hauteur, s’aiguisent et se cisèlent, ce sont les hautes dentelles de Montmirail. Les champs perdent de leur couleur, le gras de l’herbe se dessèche, les haies bocagères ont disparu, la végétation est sèches et brunes, le sol pierreux, c’est la terre d’Avignon et de la transhumance, fini Arsène Lupin et le cœur simple, nous déboulons au pays de Giono et de Mistral, le vent est sableux et il souffle du sud. Au bruit du bouchon qui sursaute, nous remballons nos pensées normandes pour sortir de nos têtes et de nos cœurs les paysages massifs du Rhône et des Alpes du Sud. Déjà le romarin coule dans nos verres vides, et la réglisse frissonne sur nos langues, le tannin envahi nos gencives et le poivre et l’anis, la cannelle et le sous-bois dansent dans l’or des étés cuisants de soleil et la nostalgie des balades pédestres à gravir des sommets de pierres collinaires. Ce pâté est d’Auvergne et, par la magie d’un vin, on le croit fait dans quelques mas de Gigondas. Il n’est pas jusqu’au pain, pourtant d’un authentique boulanger du village, dont on pourrait dire qu’il est sorti du four ensoleillé d’Aimable Castanier. Non Aimable, ne part pas, reprend ton four et ta farine, remet ta main dans le pétrin, retourne l’abondante pâte avec la force de ta poitrine et de tes bras musclés. Aimable refait tourner le four, et toi, mon bon ami, ressert moi donc encore de ce vin, quatre tiers s’il le faut, je veux ressentir encore la chaleur des étés rhodaniens, et le froid brisant des ardeurs de l’hiver. Je ne veux pas partir, on est si bien ici, si bien avec ce pain, ce pâté de maison et ce fromage des Causses. C’est le calcaire qui nous unit, de Provence, du Rouergue ou du Vexin, c’est toujours du calcaire que l’on trouve sous nos pieds, et c’est cette roche destructrice de tuyaux et de canalisation qui nous apporte la jocunditas, l’allégresse de ce repas de chasse.
Tout est calme, même les avions qui passent sur nos têtes ne font aucun bruit, leur présence est seulement visible par la traînée de fumée blanche qu’ils laissent derrière eux. Tout est calme. Le réseau ne passe pas, nos téléphones ne sonnent pas, nous ne pouvons savoir si des courriels nous attendent. Le réseau ne passe pas et le temps s’écoule à son rythme, entre des gorgées de rouge charpenté et empli de matière et des bouchés de tartines aux saveurs de terroirs. Peu importe le fusil, et peu importe la chasse, peu importe aussi le gibier et les lièvres qui passent à quelques pas de nous, tout à l’heure peut être, mais maintenant non, c’est l’heure du casse-croûte et du repas de zinc, c’est l’heure des papilles et de la bouche, nous ne sommes plus là pour tirer dans les poils ou bien les plumes, nous sommes là seulement pour regarder le ciel, pour en ouvrir la bouche, et pour penser au monde.