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dimanche 10 avril 2011
Chapitre 15 de Parlare di vino.
C’est à moi que l’on a fait appel parce que je parle russe et que je connais le pays pour y avoir réalisé de nombreuses affaires du temps de l’URSS. Finalement pour un gastronome l’URSS c’était le bon temps : on y trouvait facilement des boites de caviar vendues au marché noir, cinq cents grammes d’œufs de bélouga vendus pour rien, dans des boites en fer bleues, fermées seulement par un rouleau de plastique rudimentaire. Le plus dur était de les cacher dans les roues des voitures, après les avoir préalablement emballées dans du papier journal imbibé d’essence pour que les chiens ne sentent pas leur odeur lors du contrôle douanier. Ce n’était pas le meilleur caviar qui soit, mais quel plaisir que de manger ces petites perles noires avec une cuillère de nacre, en la plongeant avidement dans l’assiette. On oubliait le goût terne et légèrement visqueux de ces œufs. Aujourd’hui il est même impossible de trouver quelques grammes. Les Russes et les Iraniens achètent tout, pour eux, et ce n’est qu’une part infime de la production qui se retrouve sur le marché mondial. Pour nous autres, Européens, il n’y a guère que le caviar d’élevage qui demeure pour satisfaire nos envies de luxe et d’exotisme. Un exotisme qui vient de la Gironde, c’est dur à admettre. Il ne reste plus qu’à déguster ce caviar français avec une vodka française, une grey gouse par exemple, la meilleure du genre, et on est totalement plongé en Russie. Preuve que le goût et l’origine des produits sont liés à l’imaginaire qu’ils véhiculent. Mais aller à Moscou sans manger du caviar, pour un Européen n’est-ce pas la chose la plus triste au monde ? Nous croyons avoir remisé les poncifs de Michel Strogoff et les images des imprimés pour enfants du temps des colonies, et pourtant rien n’est parti, le souhait de l’authentique et du typique demeure, de l’authentique faux et plus vrai que le vrai. Nous voulons des plages de sables blancs amenés des carrières de la Seine, et des cocotiers nés dans les couveuses des Pays-Bas, il faut cela au moins pour que la plage tropicale soit authentique et que le touriste ne perde pas son temps. Il faut aussi rencontrer des gens de là-bas, des gens du terrain, vivant dans des bidonvilles, pour qu’il soit possible de verser au retour notre obole à quelques ONG caritatives. Et peu importe que ces gens, après avoir joué au démuni, rentrent dans leur appartement manger leur soupe et regarder la télévision. Ils sont comme les Tahitiens de chez Renault qui jouaient au bon sauvage le temps de l’Expo, avant de revêtir leur bleu de chauffe et de manier le robot de la chaine. Critiquons, critiquons, mais faisons pareil.
En matière d’authenticité j’allais être servi : je devais rencontrer le secrétaire du Métropolite pour discuter de la construction d’une église orthodoxe à Moscou, et nous devions leur fournir un devis.
Le secrétaire m’avait donné rendez-vous dans ses appartements. Cela sentait la restauration postsoviétique, l’argent qu’on avait mis pour effacer la misère, réparer les traces de la guerre et sortir de la clandestinité. Ni vieux ni neuf, ni restauré ni maltraité, juste rafraîchi, mais encore passé. Le hall était vaste, de quoi s’ébrouer par temps de neige et poser ses effets. Nous étions en septembre, cela n’était donc pas d’usage. Oui, Moscou ne vit pas perpétuellement sous la neige et la Volga n’est pas toujours gelée. Il m’est même arrivé d’assister à des enterrements par beau temps, sans parapluie ni imperméable. Cela est incroyable.
Le secrétaire était jovial, cela commençait bien. Il nous offrit, à mon chargé de mission et à moi-même, une coupe de champagne, en guise d’apéritif. Nous bûmes une bouteille à trois ; les négociations s’annonçaient bien. Puis nous passâmes au repas. Comme les Français les Russes ont besoin de manger pour négocier. Le repas fut simple : des spirovtski, ces fameux raviolis fourrés au bœuf et aux légumes. Nous aurions pu être huit que la quantité eût été suffisante. Heureusement la vodka permettait d’ingurgiter en toute sérénité. Notre hôte leva un toast à l’amitié franco-russe, et nous bûmes tous avec lui pour soutenir le toast. Puis j’en portais un à l’amitié russo-française, et nous rebûmes. Mon collègue leva son verre à la Russie éternelle. En dix minutes nous avions déjà pris trois verres.
Le petit verre à côté de celui à vodka c’est pour l’eau. Il est petit parce qu’il ne sert pas au cours du repas, et il prend ainsi moins de place sur la table. Je pense que les Russes ont inventé ce verre pour des nécessités de mise en scène et de symétrie des couverts. En vérité je doute qu’un Russe y ait jamais porté les lèvres. En revanche l’autre c’est différent : les lèvres y viennent souvent, suffisamment pour vider les bouteilles de la table. Il semble y avoir un principe immuable de la physique russe qui dit que tout liquide présent dans une bouteille doit se transvaser dans un verre, qui se conduit lui-même dans le gosier. Ce principe est une loi physique, car elle se vérifie à chaque fois. En deux heures de repas, nous avons bu quatre bouteilles, à trois. Pour se lever, le secrétaire appuya fortement sur ses jambes et, d’un coup rapide, sa carcasse fut debout. Pour ma part il me fallut poser mes deux mains sur la table et y exercer une forte pression pour soulever mon corps et le laisser droit sur mes jambes flageolantes. Heureusement nous ne restâmes pas debout longtemps. Nous prîmes le digestif, dans le salon où nous avions bu l’apéritif. Comme il n’y avait plus de vodka, il sortit une bouteille de cognac. C’était de la fine cognac, dix ans de tonneau. Ceci dit après les multiples verres de vodka assimilés il était difficile à mon palais averti de distinguer le goût subtil de la noisette et du chêne vert. Nous buvions, nous buvions, par habitude, et lassitude, parce qu’il fallait du carburant pour faire tourner la langue. Mais voilà nous avions atteint le point où la langue seule fonctionne et où il est impossible au moindre neurone de démarrer une argumentation raisonnée. Je serais bien incapable de dire de quoi nous avons parlé. Ni de dire d’ailleurs quelle route nous avons empruntée pour rentrer à l’hôtel. Le mode automatique était enclenché, la voiture avançait seule, le volant me guidait et moi j’appuyais seulement sur les pédales. Heureusement que la police moscovite n’est pas aussi tatillonne sur la consommation d’alcool que la française. Je pense que je devais être le conducteur le plus sobre et le moins plein de tous ceux que nous avons croisé. Pourquoi n’y a-t-il pas plus d’accidents ? Parce que les voitures des gens saouls avancent au même rythme et suivent la même direction, cela évite qu’elles s’entrechoquent. Finalement dans un flux tout le monde doit avancer dans le même sens, c’est quand il y a des gens qui vont différemment des autres que les problèmes commencent, soit nous devons être sobres, soit nous devons être ivres. Mais pour avoir passé le test de la vodka, nous pouvions être sûrs d’avoir réussi nos négociations diplomatiques.
En Chine c’est une route que nous devions construire. Les Chinois ne supportent pas l’alcool, et pourtant la bière est au cœur de leurs discussions commerciales. C’est dans un piteux bureau de Shanghai que nous fûmes reçu pour discuter de la nature des travaux et des délais à tenir. Notre dossier était prêt, il nous fallait parler revêtement, insonorisation, salaires et embauche de personnel. Pourtant la conversation dura très peu de temps, un quart d’heure tout au plus. Au bout de ce temps, notre interlocuteur nous invita à sortir. Nous le suivîmes et montâmes dans une berline qui attendait dehors. Celle-ci nous conduisit dans un quartier branché de Shanghai, au milieu de rues où les restaurants abondaient. Nous entrâmes en le suivant dans un bâtiment sympathique, gardé à l’extérieur par de gros vigiles. Visiblement ils connaissaient notre client, car ils ne nous firent aucune difficulté à l’entrée.
Sitôt à l’intérieur nous fûmes conduits à une table. Une fois assis, nous commençâmes, à boire, enfin notre client surtout. Il alignait bière sur bière, dans un état d’extase et de contentement jamais vu chez un Chinois. Pour lui c’était une grande fierté que d’amener des Français dans ce bar, et d’y boire en leur compagnie. Nous parlions de toute autre chose que du contrat, et lui empilait les verres. Bien sûr il devient rapidement ivre et fut incapable d’aligner le moindre mot, ni en anglais ni en chinois. Nous dûmes le reconduire à la voiture qui était restée dehors. Avant de partir, il avait tout de même signé le contrat, sans trop le regarder, et sans même négocier. Nous avions obtenu ce marché d’une bien curieuse manière, et ce n’était pas la première fois que ce processus se produisait. Nous n’osions trop y croire et nous avions raison. Le lendemain matin il appela au bureau et voulu aussitôt revoir le contrat signé, il s’emporta, disant que sa signature ne valait rien, qu’il n’exécuterait pas les demandes, qu’il ne paierait pas. Nous n’avions guère le choix, il nous fallait revenir en arrière, il aurait mis sans peine ses menaces à exécution. Ainsi va la vie des affaires en Chine : la signature ne vaut rien et les méthodes de négociations commerciales sont bien loin de ce que l’on nous apprend dans nos écoles de commerce. Curieux pays, curieuse façon, même un objet pleinement matériel comme l’économie et les contrats sont soumis au fait culturel des patries et des terroirs.