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jeudi 13 mai 2010
Chapitre 9 de Parlare di vino.
Quelle idée avait-il donc eue de m’emmener au monastère du mont Sainte Odile ? La vue sera belle. Je n’en doute pas. L’architecture est extraordinaire. Sûrement. Le grès rose est si beau dans le froid de l’hiver. La cathédrale suffit. D’accord pour le mont Sainte Odile, mais pas aujourd’hui. Un autre jour, si je reviens en Alsace. Pas aujourd’hui où il fait -15°, que les routes sont encombrées de neige et de glace, que la voiture patine et que les dossiers s’accumulent sur mon bureau. J’ai d’autres choses à faire plus sérieuses et plus urgentes, je suis débordé. Je dois profiter de mes trois jours de vacances pour terminer un dossier et pour préparer mon séminaire qui aura lieu dans deux semaines. Ce n’est pas en perdant mon temps en balade que les choses vont avancer. Évidemment quand on n’a rien à faire on peut se permettre de perdre son temps. Mais pour moi le temps est précieux, il vaut cher et je dois l’employer à bon escient. Et puis mon patron est derrière moi, je dois rester joignable à tout moment. Est-ce qu’on capte en haut de la montagne ? J’attends un courriel urgent de Tokyo et avec le décalage horaire la plage temporelle pour répondre est très étroite. Je dois aussi recevoir un complément pour mon dossier envoyé par mon collègue de Berlin, et ces gens-là n’aiment pas attendre. Alors le grès rose, la beauté de la plaine d’Alsace ou la poésie du soleil couchant, ça c’est bien pour les gens qui n’ont rien à faire. Quand je serai à la retraite, je pourrai me livrer à cela, en attendant je fais des choses sérieuses et je dois travailler. C’est le problème des gens cultivés : ils vivent dans la dispersion. Et quand cette personne fait partie de vos collègues, cela peut rapidement devenir un enfer. Je me souviens quand nous sommes allés à Nancy, pour une intervention dans une usine de fabrication de chaussures. Après le déjeuner, au lieu de préparer la réunion du lendemain, il était parti faire un tour dans la ville pour voir une place qui est paraît-il très belle. Quel fainéant ! Et à Prague. Nous étions là pour quatre jours, quatre jours de séminaire intensif avec le corporate des bureaux d’Europe de l’Est. Quatre jours à discuter stratégie, positionnement, restructuration. Et lui, dès le deuxième jour, il a séché la réunion de l’après-midi pour se balader dans la ville ! Et le soir du troisième jour, il est parti diner dans un restaurant pour goûter la cuisine locale. Quel intérêt ? On parle de choses sérieuses, on est sous l’eau en permanence pour gérer les dossiers et pour les boucler, et lui il se balade. Mais ce qu’il y a de pire c’est quand il est à Paris. Bien sûr tout le monde reste le soir jusqu’à 22 heures pour travailler, c’est normal en période creuse. Et lui non, à 17 heures il s’en va sous prétexte qu’il doit aller chercher ses enfants à l’école. Quel culot. Et le mois dernier il a raté une réunion en soirée avec notre N+4 parce que c’était l’anniversaire de sa femme, et il y a deux mois il n’est pas venu travailler l’après-midi pour aller voir une exposition sur les maîtres italiens au Louvre ! Quelle perte de temps ! Mais ce qui m’énerve le plus c’est qu’il ne travaille pas beaucoup, mais qu’il a toujours de bonnes idées, souvent les meilleures, et qu’en plus il termine ses dossiers en avance. Je ne sais pas comment il fait. Ce doit être un génie. Son comportement est insupportable, mais comme il travaille bien je l’apprécie quand même. Alors comme il m’a promis que je pourrai capter, on capte bien parait-il depuis qu’ils ont installé une antenne relais à proximité du mont, et qu’il m’a dit aussi que ce serait court, juste un aller/retour, je l’ai accompagné, mais c’est vraiment pour lui faire plaisir. Heureusement qu’il n’y a personne sur la route et que nous ne faisons pas la queue pour entrer, j’ai beau avoir deux couches de gants le froid trouve toujours un orifice par où pénétrer.
Effectivement le monastère est beau. L’église aussi est belle, d’autant qu’il fait moins froid dedans que dehors, et nous n’avons pas à supporter le vent. Je remarque au passage des tableaux de grande facture, et des objets cultuels rutilants. Au moins pour cela je ne regrette pas d’être venu. Vu le chemin qu’il a fallu faire, tant que nous y sommes profitons des lieux pour rentabiliser le voyage. Heureusement que les Vosges sont couvertes de sapins, des arbres feuillus ne laisseraient que leur tristesse et leur jour de mort sur cette montagne en hiver.
Regarde, là-bas c’est Colmar ! Oui, je vois. Pourquoi faut-il que les marcheurs nous imposent cela ? À la montagne ils se réjouissent de retrouver le nom des pics qui dépassent et de nommer les sommets dont ils ont appris le nom dans des livres. De toute façon comme personne n’est capable de distinguer un sommet d’un autre ils sont sûrs de ne pas être contredits. Sauf quand ils tombent sur un autre montagnard désireux lui aussi d’étaler la science qu’il n’a pas, c’est alors que débute la guerre picrocholine des sommets et des dénominations des aiguilles rocailleuses. Jeu passionnant il faut l’avouer. Quand on est en haut de la Tour Eiffel, le Parisien nous énumère tous les noms de rue qu’il reconnaît et que nous connaissons aussi ; avec cela nous sommes sûrs d’aller loin. Maintenant ce sont les villes d’Alsace qui vont y passer. Que me chaut d’être capable de désigner une barre de béton perdue dans le brouillard ? Il fait froid et je veux rentrer, c’est simple.
Qu’ai-je donc vu aujourd’hui ? Une certaine âme planant dans les hauteurs, un esprit recouvrant un pays, un terroir qui naît et se bâtit. Une région n’est pas une autre, une région ne rentre pas dans un croquis, ne s’enferme pas dans des carrés. Pour l’esprit le présent est éternel, le passé et l’avenir se conjuguent et se mêlent. L’éternité des êtres et des choses est loin d’être un mot vain, non pas un pur concept qui enveloppe le cosmos. S’arrêter, observer, sentir et humer les causes de l’avancement du monde. Les arbres ne poussent pas seuls sous l’effet d’une main qui les tire. Si l’homme pouvait mesurer le poids du temps, le poids du temps qui lui donne sa valeur. Il faut un an pour faire du raisin, six ans pour percer le vin jaune, et les vendanges tardives se pratiquent en novembre et jamais en septembre. Le temps impose sa marche, la valse est programmée et nous ne pouvons modifier ni le rythme ni les pas. C’est terrible oui, les tomates qui poussent sous des serres et en hors terre n’ont pas de goût. Pourquoi ? Est-ce injuste ? Heureusement que pour y remédier l’industrie alimentaire a inventé la sauce au goût de barbecue, cela permet de donner du goût à ces fruits insipides. La main passée sur la feuille de tomate m’embaumait les narines pour le reste de la journée. Et puis un coup de main dans le romarin, pour changer d’odeur, un autre dans la citronnelle. On ne peut rien y faire, il y a bien une saison du mimosa, je dois attendre ses boutons jaunes et ses feuilles vertes. Le temps, l’histoire en accumule les palimpsestes. En montant ici je voyais, sur le bord de la route, les différentes couches géologiques qui rappellent aux promeneurs le temps écoulé depuis que les eaux se sont retirées d’Alsace et que les Vosges ont émergé. Chaque couche représente des milliers d’années, et moi je les parcours en quelques secondes. Et englobant la plaine de mon regard d’aveugle je dois pouvoir aussi déceler les couches géologiques de l’histoire, couches invisibles et spirituelles qui ont recouvert cette plaine et lui donnent aujourd’hui cette configuration.
Mayence, 31 décembre 406. Le Rhin est gelé. Les Alains, confinés depuis plusieurs mois sur l’autre rive de ce fleuve frontalier, profitent de ce gel et de l’assoupissement des sentinelles romaines pour franchir le cours d’eau en faisant passer leur armée et leurs charrois sur la glace dure d’un Rhin qui ne protège plus. Toutes les métropoles qui se présentent face à moi ont été prises et brûlés par ce peuple asiatique. Et du nuage de cendres et de fumées qui a empli ce beau jardin d’Alsace s’est sédimenté le rappel d’une histoire tragique. Le Rhin ne protège plus, la forteresse aquatique s’est dérobée sous les pieds des Barbares, et cette muraille d’eau disparue c’est le barrage qui vole en éclat et le déluge qui s’abat sur la plaine. Pour avoir oublié cette nuit tragique de la Saint Sylvestre 406, nuit où le feu et le fer ont traversé le fleuve, d’autres châtiments similaires sont à venir sur toi. Un siècle plus tard, ce sont tes belles vignes qui sont coupées au pied par d’autres hordes barbares, et tes fières villes mises à sac, la population tuée et jetée en pâture. Et les guerres de Trente Ans entre Gaulois et Germains, trente ans de guerre pour une brève trêve de paix, c’est juste assez pour rebâtir fièrement en attendant le combat à venir. À chaque fois détruite et chaque fois rebâtir. Les Vosges ne sont pas une muraille, mais un rond-point, l’ennemi ne s’y arrête pas, il tourne, le temps de trouver la direction à prendre.
On voit une plaine et l’on pense que la plaine est ouverte, mais cette plaine-là est striée de frontières. Frontière du vin et de la bière, du catholicisme et du calvinisme, de la terre et de la mer, de la plaine et de la montagne, du Franc et du Germain, du Romain et du Barbare, du chou et de la pomme de terre. Les frontières ne sont pas un obstacle à l’épanouissement humain, au contraire, en permettant l’expression de tant de cultures et de différences elles en sont la condition primordiale du développement. La frontière est pour l’homme comme un tronc pour un arbre. Couper le tronc du chêne au prétexte que cela permet au feuillage d’être plus proche de la terre, c’est le tuer ; comme c’est tuer l’homme que de lui couper ses frontières, au motif qu’il faut circuler et que tout doit aller librement. Une maison sans porte et sans mur, c’est un hangar, non une demeure. On stocke dans un hangar, mais on n’habite point. L’homme, pour habiter, a besoin de cabinets et de recoins, de vestibules et de chambres dérobées. Et l’homme, pour vivre, doit s’installer dans une demeure, non pas dans un hangar ; les courants d’air n’ont jamais favorisé sa santé.
Comme le parcellaire mosaïque du ried d’Alsace, l’être civilisé est une statue composée de multiples tessons. Le parquet Versailles sera toujours plus beau que le linoléum du marchand de tapis. Sur le lino on marche, sur le parquet on danse. L’homme qui marche produit, et l’homme qui danse crée. Aujourd’hui, sur la terrasse alsacienne du mont Sainte Odile, j’ai envie de danser quelque chose de joyeux et vivant, une valse de Strauss ou un quadrille de lanciers ; j’ai envie de danser pour conjurer le monde et pour dresser mon corps, j’ai envie de danser pour élever l’expression, j’ai envie de danser pour oublier le temps, car le temps ne prend pas tout ce qui est créé. J’ai envie de serrer une flûte alsacienne, serrer son col très large moulé sur une cigogne, et dont le bec si grand gobe le précieux liquide que la bouteille émet. La flute n’est pas faite pour être transportée, le voyage la tue. Sa vie a elle c’est jouer, danser, voler de clocher en clocher, de s’accrocher au moindre colombage, de prendre de l’odeur à chaque fleur des balcons, de se baigner au Rhin et de chanter bien haut le chant de la victoire, de rire dans les cloches et de sonner enfin toute fin des combats et toute grande victoire. Sa vie à elle, la flute d’Alsace, c’est de porter voyage, d’habiller le matin et le soir des vendanges, de sonner l’Angélus et les Laudes aussi ; de dire Nunc dimittis et allons mes enfants, grisée de pinot gris et de riesling jouissif, et comme pour la patrie l’armée du Rhin est prête, c’est toute l’eau de Koufra qui se jette dans le Rhin, et c’est bien l’eau du Rhin qui irrigue Berlin du sang de ses enfants et ceux des terres lointaines.
La vie d’une flûte est de bercer les rats pour les conduire voilés au fond du précipice, de sonner et sonner dans les tubes essayés pour griser de malice les cigognes emplumées. Et la flute s’emmêle et les notes divaguent, et les péniches rhénanes flottent dans le lointain, et la mousse de la bière m’enserrent de volupté et je vois des coteaux aux couleurs improbables, et l’amer houblon me fait bien oublier qu’il faut encore marcher pour y trouver la mer, et les poissons volants oubliant la marée viennent de Boulogne jusqu’ici en courant ; et les poissons volants atterrissent enfin dans des assiettes pleines ; il manque la saucisse, bien sûr sans café crème, et un bon sylvaner, ce grand-duc remisé, dont la chute décrétée se noie dans les placards. Et pour une flûte d’Alsace je suis prêt encore prêt à laisser quelques gouttes au fond de mon verre vert, pour y puiser le blanc de mes rêves enfantins, mes rêves de voyages et de sauts bien lointains. De vitrail en vitrail, par la lumière qui passe, de clocher en clocher, par le son qui trépasse, et d’autel en autel, par les âmes qui s’effacent, j’atteindrai bien un jour, à force d’espérance, à gravir ce sommet qui passe par la croix, et mourir un seul jour pour vivre tous les jours, et mourir à moi-même pour sauver une seule âme, voilà qui vaut la peine, voilà qui s’ambitionne, voilà qui me motive et qui me convulsionne, pour un jour, entre nous, regarder ça en face, et Lui dire, à Lui seul, on m’appelle, me voici.