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lundi 19 mars 2018
Un ami dont l’enfant est en CM1 m’a envoyé récemment un extrait du manuel scolaire d’histoire de celui-ci. Il était surpris par la formulation du texte et des questions et m’a demandé mon avis sur ce sujet. Voici l’extrait en question (j’ignore quel est l’éditeur du manuel) :
Quelques décisions prises par Charlemagne
1/ Que personne n’ose troubler en quoi que ce soit la décision souveraine du seigneur empereur, ni discuter ce qu’il fait, ni faire des choses contraires à sa volonté et à ses ordres.
2/ Concernant le carême*, l’empereur prévoit la peine de mort pour celui qui consomme de la viande au mépris de la religion chrétienne, sauf en cas de permission accordée par un prêtre.
3/ Nous voulons que les écoles soient créées pour apprendre à lire aux enfants. Dans tous les monastères et les évêchés, enseignez les psaumes, les notes, le chant, la grammaire et corrigez soigneusement les livres religieux.
D’après trois capitulaires de Charlemagne.
*Carême : dans la religion chrétienne, privation de certains aliments pendant quarante jours.
Questions :
Que montre le premier extrait du pouvoir de l’empereur ?
Quel élément de la vie religieuse le deuxième paragraphe concerne-t-il ?
Quel est le sujet du troisième extrait ?
***
Je ne suis pas médiéviste, j’aurai donc du mal à répondre sur le fond. Toutefois, la lecture de l’extrait pose d’emblée un problème. On voit bien que si le paragraphe 1 et 3 peuvent être des extraits des capitulaires, le paragraphe 2 est une reconstruction : la personne qui parle n’est pas la même que les autres paragraphes. Vu le sujet éminemment polémique et sensible de cette question, on peut se demander dans quelle mesure ce paragraphe a été reconstruit.
La définition donnée du carême est fausse. Eut-il été si compliqué de le définir ainsi : « Les quarante jours qui précèdent la fête de Pâques et qui rappellent les quarante années des Hébreux dans le désert ? »
Cet extrait semble être davantage fait pour nuire et pour laver le cerveau des élèves que pour les instruire. Comme cet ami voulait savoir quoi répondre à son fils, j’ai transféré ce message à un ami médiéviste, docteur en histoire et professeur à l’université, auteur d’une biographie de Charlemagne. Voici sa réponse :
Présenté comme tel, ce document n’a aucune valeur historique, car l’histoire utilise des sources qu’elle met en contexte, or ces extraits associent des morceaux qui datent d’époques et de contextes totalement différents : ils n’ont de valeur légale que dans leur contexte :
– j’ignore d’où est tiré le 1er extrait et j’ai de gros doutes sur la traduction du latin (« décision souveraine » n’est pas une expression carolingienne) : l’empereur Charlemagne n’est pas un monarque absolu, il y a confusion de sens,
– le 2e est tiré du premier capitulaire saxon de 776 : la Saxe païenne vient à peine d’être conquise et Charlemagne veut la réduire, pour cela il associe le crime politique (la trahison) au crime religieux (briser le Carême). Mais cette décision est annulée en 782, commuée en amende. Elle ne concerne de toute façon que la Saxe, et n’a aucune valeur universelle,
– le 3e, tiré de l’admonitio generalis de 789 n’est pas écrit sous cette forme dans le texte, lequel a été réduit et simplifié.
On ne peut donc, si l’on suit les méthodes historiques, proposer trois textes de 810 (sic), 776 et 789 en faisant croire qu’ils concernent tout le monde et tout l’empire, seul le contexte les éclaire…
***
Il est évident que lorsque l’on enseigne l’histoire à des enfants il faut simplifier et rester dans les grandes lignes, faut-il pour autant leur mentir ? Cet extrait ne vise pas à former mais à manipuler : il faut montrer que la période médiévale était obscurantiste, que l’empereur était tout puissant et disposait de la vie et de la mort de ses sujets, que le fanatisme religieux le plus sombre régnait (à l’école on n’enseigne que les psaumes et les livres religieux). Le message est implicite : heureusement que la République a surgi des Lumières et de la Révolution pour apporter la félicité aux Français, la raison et le progrès. Le nouveau régime a triomphé de l’ancien régime obscur et fanatique.
Une telle propagande dans les manuels d’aujourd’hui n’a rien à envier à celle qui était diffusée dans les manuels de la IIIe République. Le Lavisse, qui a sévi pendant des décennies, est tout aussi mauvais que celui-ci. Le roman national positiviste est tout aussi néfaste que la déconstruction progressiste.
Dans les manuels scolaires de Terminale, au chapitre consacré à la Chine au XXe siècle, on n’évoque presque pas les crimes de Mao, le laogai, les camps de concentration et les millions de morts. Pol Pot n’est quasiment pas évoqué et les crimes du communisme sont passés dans l’oubli.
Cela démontre que l’école est d’abord un champ de bataille idéologique, avant d’être un lieu d’apprentissage et de transmission des savoirs, et que l’histoire est une des disciplines clefs de ce combat idéologique. C’est bien dommage pour les élèves, qui ont le droit, même quand ils sont jeunes, à une histoire scientifique et rationnelle, qui vise à expliquer, à démontrer et à faire rêver, plus qu’à mentir et embrigader.
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