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lundi 14 juin 2010
Chapitre 11 de Parlare di vino.
Il faut savoir analyser les signes. Le nuage de poussière, là-bas, dans le lointain, ne peut être provoqué que par quelques cavaliers au galop. Ce nuage de poussière est une annonce, et ce qu’il apporte est pour nous la destruction et la désolation.
Je jette un dernier regard vers ma vigne. Quand je suis arrivé ici il n’y avait rien. J’ai commencé par labourer le champ, retourner la terre à l’aide de ma charrue et de son soc tranchant, tirée par un bœuf puissant. J’ai retiré les pierres. Je les ai posées tout autour du champ, les disposant en muret, à la fois pour me protéger de la voracité des moutons et pour capter la chaleur du jour et la restituer la nuit. Dépierrer un champ est un véritable travail de titan. Puis j’ai creusé plusieurs sillons dans la terre. J’y ai posé des canalisations pour en retirer l’eau et assécher ce sol un peu trop humide. J’ai coupé aussi les deux arbres qui ombrageaient mon champ ; nous ne sommes plus au temps du complantage.
Avant d’espérer avoir quelques raisins corrects de cette vigne, il faut compter six ans. Six ans de travail sans fruit, six ans d’investissements sans retour. Et s’il n’y avait que la vigne ! Mais il y a aussi le chai et la cave. Acheter les tonneaux, aménager les espaces, trouver du matériel de pointe pour faire du vin de qualité.
Au bout de toutes ces années quelle joie de pouvoir contempler enfin les premières grappes. Rouges, éclatantes, équilibrées, entre le sucre et l’acide. Des grappes qui pourront donner quelque chose, si l’orage de grêle les épargne, si la température reste bonne, si la maladie ne les attaque pas, s’il ne pleut pas trop. Beaucoup de travail et beaucoup de si, beaucoup de conditions pour espérer avoir enfin le produit désiré.
Les vendanges sont là et maintenant c’est à moi. À moi d’opérer, de prendre ces belles grappes dans mes mains, de les soupeser, avec la dextérité et la connaissance du maquignon, pour en évaluer l’acidité et la sucrosité. Qu’allons-nous pouvoir faire de cette récolte ? Sera-telle bonne ou mauvaise ? Sera-ce un vin de garde ou de consommation rapide ? Chaque année, face aux mêmes vignes et aux grappes différentes, ce sont des interrogations identiques ; toujours des doutes et des craintes. La terre n’est pour rien là dedans, ce qui fait le vin ce sont les hommes, c’est-à-dire moi. Et le fait que ce soit moi qui sois à l’origine de ce vin doit m’amener à plus d’humilité encore. Non, ne pas me mettre en avant, ne pas tirer fierté du produit final, mais travailler, comme un charpentier à son établi, humblement et avec conscience. Travailler, et m’effacer devant le vin que contient la bouteille.
Ce travail débute bien avant septembre. Il ne faut pas avoir trop d’égard pour la vigne : la taille doit être rigoureuse, plutôt trop que pas assez. Ne pas hésiter aussi à retirer les feuilles, pour que les grappes souffrent sous le soleil. Ne pas craindre les vendanges en vert : éliminer les grappes pour concentrer le goût. La vigne doit souffrir pour nous offrir un grand vin. Que les racines plongent loin dans le sol, que la vigne manque d’eau, qu’elle gèle l’hiver sous les basses températures, qu’elle cuise l’été sous le fort soleil. La vigne doit souffrir, lutter, se mortifier ; c’est à cette seule condition qu’elle pourra nous donner le vin dont nous rêvons. Finalement, il n’y a pas de différence entre la vigne et les enfants : eux aussi doivent souffrir, doivent apprendre le renoncement, doivent entendre se dire non, si l’on veut faire d’eux quelque chose.
Que de soins j’ai mis. Préparer le terrain, choyer les plantes ; que de soin ! Le nuage de poussière ne cesse de grossir. Désormais, ce qu’auparavant seuls quelques initiés comprenaient est su de tous : ce sont les cavaliers qui le produisent. Les cavaliers, avec leur peau de bête en guise de tunique, avec leur cheval petit, cours sur patte et véloce et agile. Les cavaliers, avec leur épée ensanglantée, leurs lances, leur feu. Les cavaliers, avec leur soif de meurtre et de cendre. Ils ne mangent que du cru, ils ne boivent que du sang ou bien des alcools forts. La lave du volcan a vomi sur notre sol cette engeance maudite, ces fils de Satan, ces possédés diaboliques, ces barbares en sommes. Et d’eux, qui vont nous défendre ? L’Empire voit en eux un régénérateur, un sauveur. L’Empire ne nous aime pas. Nous sommes trop attachés à notre terre, à notre sol, nous aimons trop notre travail, nous avons trop de valeur. L’Empire nous méprise, et en secret il nous hait. Il dit vouloir nous laisser vivre ici, il dit vouloir la tolérance, mais il ne veut pas de nous. L’Empire boit notre vin, il vit grâce à lui ; et pourtant il nous combat, sans comprendre que nous disparus il n’aura plus son vin et il mourra. C’est nous ici qui avons tout bâti : les vignes, les champs, les pressoirs, les villes aussi. Et si nous partons, il n’y aura plus rien parce que tout tient sur nous.
Nous avons protesté à la Diète. Nous avons démontré la vacuité de leurs décisions, nous leur avons montré les conséquences de leurs actes. Ils nous rien voulu voir. L’Empire se moque de nous : cela fait tellement longtemps que nous sommes ici qu’à la fois il croit que nous serons toujours là, et en même temps il ne comprend pas que nous sommes indispensables à sa survie. L’Empire se moque de nous, et ce faisant il se suicide.
Il a fait ce qu’il ne fallait pas faire : il a ouvert les frontières. Il l’a fait sciemment, ce n’est pas une erreur de sa part, il l’a fait pour laisser entrer les barbares. L’Empire espère que les barbares vont nous succéder, sans vouloir comprendre qu’ils vont nous tuer, et qu’ensuite ils le tueront lui. L’Empire refuse de voir la réalité, il préfère s’illusionner dans l’idée qu’il se fait d’eux, et qu’il se fait de nous. Il attend tout d’eux. Il se laisser berner et illusionner. Au début les barbares ont bien fait les choses : les loups ont revêtu la tunique du chien. Ils ont vécu dans la niche, ils ont veillé sur la ferme, jusqu’à ce que le fermier, tranquille et rassuré, s’en aille en voyage. À son retour le chien était dans son lit, et redevenu loup il l’a mangé. Qu’a fait le tribunal ? Il a accusé le fermier ! C’est lui le vrai coupable, ayant offensé le chien il est normal qu’il l’ait mordu. On a dit mordre au lieu de tuer, utiliser d’autres mots pour se crever les yeux. Les loups ont prospéré, ils ont fait des petits. Et maintenant les frontières sont ouvertes, on laisse entrer les loups et on leur demande même de manger les vignerons. D’ailleurs il est désormais interdit de boire du vin. Boisson de toutes les vertus il y a quelques années, elle est devenue, par la baguette de l’hygiénisme, la boisson de tous les maux. Et les vignerons sont présentés comme des malfaiteurs, des tueurs même. On leur jette des pierres. Ils nous jettent dessus les pierres de notre champ, ils allument des bûchers avec nos ceps coupés. Les frontières sont de plus en plus larges, les barbares de plus en plus nombreux.
Ce n’est plus un nuage que je vois, mais de la vapeur que je sens ; la vapeur de l’haleine des barbares. Un nuage de vapeur projeté par leurs gorges froides, dans ce matin brûlant de cet hiver glacial. Montés sur leurs chevaux hideux et laids, oui vraiment laids, ils ont entouré le champ. De chaque côté se trouvent les cavaliers. Ils ont la lance à la main, l’épée au côté. Sans casque, sans armure. Et derrière eux le drapeau de l’Empire porté par un préfet qui me demande de les laisser entrer. Il est trop tard maintenant pour que l’Empire se ressaisisse, reconnaisse son erreur et fasse marche arrière. Il faudrait pour cela qu’il reconnaisse publiquement qu’il a eu tort ; voilà chose impensable. Le préfet lève bien haut son étendard et me demande de me soumettre. C’est moi le coupable, et ces cavaliers qui vont détruire mon champ, brûler mon pays et tuer mes enfants, ces cavaliers sont innocents, ce sont des justiciers, des sauveurs. Et c’est moi le coupable. Coupable aux yeux de l’État. Coupable parce que je suis. Mon seigneur m’a abandonné, je ne peux en appeler qu’à l’unique Seigneur.
La vague est passée. Plus de murets, même les pierres ont brûlé. Plus de sol, la terre est complètement retournée, labourée dans tous les sens, mais des labours dont la vie ne sort pas. Ici, là, un corps, la bouche pleine de terre et le ventre ouvert. Un corps aux mains crispées et rigides, qui a tenté de se défendre et qui a eu le crâne fracassé et le côté percé.
Un autre corps, encore. Impossible de mettre des noms sur ces restes humains.
Plus aucun cep debout, tout a été coupé. Pour se moquer, les cavaliers ont transpercé un vigneron avec les pieds de vigne. Il est encore convulsionné de spasmes et gigote par saccades, allongé dans la boue. Je dois l’achever.
Dans la cave les fûts ont été éventrés. Le liquide s’est répandu sur le sol, se mêlant à la poussière. Rien n’a été bu, ils ont détruit pour le seul seul de détruire. La maison finit de se consumer, un pan de mur reste debout. Ils n’ont rien pris cette fois, ils ont seulement tout brûlé. Je ne reconnais ni les meubles ni les tapis ni les tentures ; tout a flambé. Du verre brisé qui jonche le sol, je déduis qu’ici était la cave. Des bouteilles trainent ça et là dans le champ et devant ce qui reste de la maison. Je n’ai même pas l’envie de pleurer, car rien de tout cela n’est pour moi une surprise. Tout c’est accompli comme les choses devaient s’accomplir, nous avions tout prévu, il n’y a pas d’étonnement.
Au milieu de tant de peines une joie, guère dicible, mais une joie tout de même, j’ai retrouvé le préfet. Il a été attaché à un arbre avec des liens, et le drapeau lui a été planté dans le corps. Il gémit. Je n’ai pas besoin de parler, il vient enfin de comprendre ce que nous disions il y a déjà si longtemps, il vient enfin de comprendre son erreur. Trop tard. L’Empire continu pourtant sa politique. Je le laisse bien qu’il me supplie de le délivrer et de le soigner. Chacun son châtiment. Il a trouvé le sien. Il mourra comme les autres, une des rares fois où le coupable sera châtié. Enfin.
Tout est détruit, et pourtant rien ne semble vraiment changé. Le fleuve coule toujours, la montagne est encore là, avec ses cimes bleues et ses forêts épaisses, et même le jour et la nuit se succèdent encore. Ce peut-il que les actions des hommes n’aient aucun effet sur l’univers ? Partout c’est la désolation, partout les hommes pleurent, l’Empire lui-même se pose des questions, et pourtant rien ne semble neuf, rien ne paraît nouveau. Les Barbares continuent, à quoi sert de les combattre ? Que nous vainquions que nous perdions, nous mourons de toute façon. À quoi sert de combattre, à quoi sert de vouloir construire, à quoi sert de vouloir produire le meilleur vin, puisqu’au bout du chemin se trouve la mort ? Quoique nous fassions, de bons, de mauvais, la mort.
Ô ma vigne, ô ma belle et tendre vigne, je pleure maintenant sur toi. Les pierres sont revenues aux pierres, les labours sont enterrés et le champ est mort. La friche n’est même plus là, il n’y a ni plante ni herbe pour offrir du travail, mais de la désolation, des brûlis, des gravats. Ô ma vigne, pourquoi ai-je tant travaillé pour toi ? À quoi bon mes sacrifices, à quoi bon le temps passé, à quoi bon les tourments et les nuits blanches à penser à toi ? Ma vigne, ma vigne, il n’y a plus rien, il n’y a même pas de ruines pour entendre le chant de ma désolation. Le souvenir a lui aussi disparu, le souvenir s’en est allé comme le vin que la terre boit. Le souvenir, c’est dans les hommes qu’il réside, et les hommes étant morts qui peut se rappeler les grands crus que ma terre a produits ? Qui peut dire les saveurs que nous trouvions, qui peut me parler de ce millésime formidable aux saveurs de noix et de pêche confite, aux flaveurs d’aubépine et de cerise burlat ? Qui se souvient des médailles remportées, qui se souvient que mon vin était bu dans tout le pays et jusqu’aux confins de l’Empire ? Personne, puisque les hommes sont morts. Ma vigne, que t’ai-je fait ? Ma vigne, pourquoi m’as-tu laissé tomber ? Pourquoi ma vigne me laisse-tu seule, avec pour seule ivresse les images de ta splendeur passée ?
L’Empire a disparu sans reconnaître ses erreurs, sans même chercher à faire marche arrière et à les atténuer. L’Empire n’a pas combattu, il a laissé les Barbares entrer sur son territoire, et ce qui reste de dignitaires en déroute accuse les vignerons d’être responsable de sa chute. Notre vin aurait enivré les habitants et les aurait rendus incapables de se défendre. Je consulte toutes les pages où la guilde des vignerons n’a cessé d’attirer l’attention des autorités sur le danger représenté par les Barbares. J’ai trouvé plusieurs articles où la guilde appelle à prendre les armes et à se défendre. À chaque fois l’Empire nous a persécutés et a ouvert davantage les frontières. Maintenant il nous accuse d’être responsables de sa chute. Ces articles je les ai, mais qui veut les lire ? Il faudrait qu’ils reconnaissent leur culpabilité, inacceptable. Alors on nous accuse encore. Ceux qui sont morts ne peuvent se défendre, ceux qui vivent sont trop brisés pour le faire aussi. Et entre l’Empire et la guilde, il y a le peuple, trop content d’avoir trouvé le responsable de ses maux. Aux vignerons qui passent dans les rues on jette des pierres, pour se venger de leurs crimes, pour les juger ; jugement sommaire. N’allez pas dire qu’ils sont innocents, n’allez pas prouver leur innocence, personne n’en veut, cela est tellement mieux que nous soyons coupables. Il y a six mois nous étions coupables de nous opposer au déferlement des Barbares. C’est pour cela que l’Empire nous arrêtait. Désormais nous sommes coupables d’avoir favorisé l’entrée des Barbares, c’est pour cela que les reliquats de l’Empire nous poursuivent encore. Finalement au milieu des restes de ma vigne rien ne change vraiment : le fleuve coule encore vers la mer, les cimes boisées sont toujours bleues et nous, nous sommes perpétuellement coupables. Le vin de l’amertume coule dans nos veines, le vin de la détresse irrigue nos cœurs, le vin de la joie n’est pas pour ce monde.